jeudi 8 mai 2014

Christian Malis, Guerre et stratégie au XXIe siècle





Christian Malis, Guerre et stratégie au XXIe siècle, Fayard, Paris, 2014
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Christian Malis nous livre ici un essai de stratégie future, en s’efforçant de tenir compte de ce que seront les paramètres de la sécurité, de la défense et de la guerre dans un proche avenir. Parmi les temps forts de ce travail, on note le chapitre 4 sur un « troisième âge nucléaire », qui propose plusieurs scénarios pour la dissuasion : 1- la peu probable disparition totale des armes atomiques, 2- le triomphe souhaitable du principe de l’interdiction (ou la dissuasion défensive s’interdisant toute action contre-force), 3- une relance de la course au nucléaire entre grands accompagnée de prolifération chez les puissances régionales, enfin 4- le choc que constituerait l’usage de la bombe dans un conflit qui aurait dégénéré (par exemple entre Inde et Pakistan). Dans tous les cas de figure, Christian Malis estime que le nucléaire cessera d’être le grand régulateur des rapports de force internationaux, ce qu’il fut depuis 1945.

Parfois aux confins de la science-fiction, l’ouvrage insiste également sur les nouveaux acteurs stratégiques, les nouveaux espaces de leurs confrontations, et le nouvel « amont » technostratégique de leur développement. Nouveaux acteurs non pas au sens des relations internationales traditionnelles (les ONG, les mafias, médias, entreprises multinationales, entrepreneurs religieux ou de violence…), mais au sens du soldat numérisé et hyper-connecté, du robot militaire (comme le drone), des forces spéciales, du mercenaire, du cyber-guerrier, cyber-activiste, cyber-terroriste ou cyber criminel. Des enfants soldats aussi, réalité à laquelle nous nous trouvons déjà confrontés. Les nouveaux champs de bataille sont, eux aussi, déjà connus : le cyberespace, d’accès très bon marché, et l’espace tout court, à l’inverse très onéreux. Enfin, un chapitre sur la techno-stratégie vient rappeler ce qu’une armée moderne doit au soutien logistique d’une part, à la R&D d’autre part. De ce point de vue, l’efficacité française au Mali fut celle non pas de quelque 4.000 hommes sur le terrain, mais d’une « armée de 400.000 hommes », personnels de l’industrie de défense compris.

L’ouvrage est l’occasion de nombreux rappels ou hypothèses utiles par les temps actuels. Aux frontières d’un empire, la sécurité n’est pas totale tant qu’on n’a pas assujetti les puissances voisines (p.17). Dans le monde qui vient, trois types de tensions stratégiques dominent : les rivalités pour les espaces régionaux, la compétition pour le contrôle des ressources naturelles, et les confrontations identitaires (p.63). De la même manière coexisteraient trois mondes stratégiques : un monde néo-westphalien où l’équilibre des puissances reste de mise (comme en Asie), un monde post-westphalien où la guerre n’est plus une perspective acceptable (dans le monde occidental), enfin un monde pré-westphalien où la désintégration de l'Etat entraîne le chaos (Moyen-Orient, Afrique).

Au final, l’ouvrage est critique à l’égard des choix stratégiques retenus en Europe, parfois souverainiste dans son bilan de l'Europe de la défense et de la dépendance dans laquelle celle-ci est entrée vis-à-vis des Etats-Unis, et se veut force de proposition dans sa conclusion, tout en appelant, exemples à l’appui, à une refonte de la pensée stratégique : « combien de livres de stratégie sont encore écrits comme à l’époque de Napoléon », s’interroge Christian Malis (p.183), non sans quelque vérité.

Frédéric Charillon


Logiques impériales



Logiques impériales

(éditorial de la Lettre de l'IRSEM n°3-2014)

Les relations internationales sont-elles entrées dans une phase post-westphalienne ? La question se pose notamment au regard du comportement de certains Etats, comme la Chine et la Russie, semblant se détacher du jeu de coopération globale rêvé par les libéraux depuis la fin de la guerre froide, pour se replier vers des rapports de forces concernant d’abord leur voisinage direct. Ces comportements relèvent-ils véritablement, comme on le répète à l’envi dans le débat public, d’un retour à des logiques de « jeux d’échec » ou de jeux à somme nulle, identiques aux habitus bipolaires de la guerre froide ? Nous explorerons une autre hypothèse ici, qui nous semble plus pertinente : celle d’un retour aux logiques impériales, cette fois au sens traditionnel du terme, et non plus au sens étendu d’un « empire américain », ni même d’un « impérialisme colonial ». Quelles seraient les caractéristiques d’un tel retour à la logique impériale d’action extérieure, et quelles en seraient les conséquences stratégiques ?

La littérature académique sur la notion d’empire est vaste (pour une revue des travaux les plus classiques, voir M.W. Doyle, Empires, Cornell University Press, 1986). Il en ressort plusieurs points. En premier lieu cette littérature nous rappelle que l’empire est une relation qui peut être formelle ou informelle entre un centre dominant et une périphérie subordonnée, laquelle peut s’exercer soit par la force, soit par la collaboration, soit par la dépendance sociale, économique ou culturelle (D. Battistella, P. Vennesson et al., Dictionnaires des relations internationales, Dalloz, 2012). Ensuite, plusieurs facteurs favorisent l’établissement d’un lien de type impérial : la volonté expansionniste des dirigeants de l’entité centrale, l’attitude favorable d’une partie de la périphérie à un lien de dépendance vis-à-vis du centre, l’inégale répartition de la puissance entre le centre et la périphérie. Enfin, l’existence d’un lien de type impérial génère auprès des acteurs politiques des mythes ou des croyances propres (J. Snyder, Myths of Empire, Cornell University Press, 1991). Bien plus qu’un Prince moderne situé dans une logique de souveraineté nationale, l’Empereur est par exemple prompt à croire à la théorie des dominos (les gains ou pertes de territoires sont cumulatifs, et la perte d’un élément est d’autant plus grave qu’elle entraînera d’autres séries) ; ce même empereur est également plus perméable à l’idée que la meilleure des défenses c’est l’attaque, sensible qu’il est, encore une fois, à la dimension territoriale et donc à l’encerclement possible ; enfin, l’Empereur a tendance à surestimer sa capacité de dissuasion et la faiblesse de son adversaire (Snyder mentionne à cet égard Mao et le « tigre de papier » américain).

A la lecture de ces quelques rappels, comment ne pas songer à l’attitude russe en Ukraine, ou à l’attitude chinoise en Mer de Chine Méridionale ? La prise au sérieux de cette hypothèse impériale se trouve renforcée par les discours récents des acteurs eux-mêmes – voir le discours de Vladimir Poutine du 18 mars 2014, et le Laboratoire de l’IRSEM n°22, E. Morenkova, Les principes fondamentaux de la pensée stratégique russe). Concrètement, quelles leçons en tirer ? En premier lieu, il importe de décrypter convenablement les attitudes internationales dérivées de ces logiques impériales. Elles ne constituent, on l’a dit, ni un retour à la logique de jeu à somme nulle, ni à la grammaire de la guerre froide, mais se situent davantage sur le plan de la reconnaissance, aux frontières comme dans le reste du monde, d’un lien de subordination. Il s’agit davantage de faire reconnaître des aires culturelles aux leaders naturels (le « monde russe », le « monde chinois », mais aussi peut-être ailleurs, demain, le « monde indien », turc ou d’autres), que de s’emparer d’une case de l’échiquier. Dans le langage international moderne, la combinaison conceptuelle qui s’approcherait le plus de cette logique serait celle de la sphère d’influence entraînant un processus de finlandisation (le voisin peut rester indépendant, à condition que son action extérieure n’aille pas à l’encontre de mes intérêts). C’est le sens semble-t-il de la crispation russe face au basculement de Maïdan. C’est peut-être le sens également de l’attitude chinoise face aux Etats de l’ASEAN, qualifiés par Pékin de « petits pays » en 2010, « tandis que la chine est un grand pays ». ceci n’excuse rien par ailleurs, mais doit être pris en compte pour mieux comprendre les logiques à l’œuvre et éviter les misperceptions (R.Jervis, Perception and Misperception in International Politics, Princeton University Press, 1976).

Ensuite, il faut intégrer dans l’analyse les sociétés périphérique qui font l’objet de cette logique impériale, et qui expriment, au moins au sein de certains cercles, un « appel d’Empire » (Gh. Salamé, Appels d’Empire. Ingérences et résistances à l'âge de la mondialisation, Fayard, 1996). La volonté de reconnaissance du centre répond à une demande de subordination de la périphérie, et même s’appuie sur elle. Les russophones d’Ukraine orientale le confirment, tout comme la prudence d’une partie des dirigeants et sociétés de l’ASEAN qui se refusent à avoir à choisir entre Pékin et Washington.

Tenir compte de ces éléments revient à accepter que l’approche politique restée sur le rêve d’un « brave nouveau monde » ou de l’égalité souveraine, n’est pas partagée ailleurs. Cela revient à admettre également que ceux qui ne la partagent pas n’en sont pas pour autant les partisans d’un retour au seul cadre de référence encore en mémoire en Europe, à savoir celui de la guerre froide. Il s’agirait plutôt, si cette hypothèse est la bonne, d’une réappropriation plus profonde encore de logiques aujourd’hui considérées comme salvatrices, et consubstantielles d’une identité dont il n’aurait jamais fallu, aux yeux des décideurs concernés, s’éloigner : les logiques d’Empire, avec leurs ressorts politiques, culturels et stratégiques si particuliers. Les intégrer dans l’analyse ne doit en rien autoriser la transgression du droit international, mais les négliger risque de nous aveugler sur les dynamiques à l’œuvre.