samedi 9 juillet 2011

Lecture : Bernard ROUGIER



Bernard Rougier, L’Oumma en fragments. Contrôler le sunnisme au Liban, PUF, Paris, 2010


(Publié dans La Lettre de l'IRSEM)

Après son ouvrage Le Jihad au quotidien, unanimement salué en 2004 (et traduit aux presses universitaires de Harvard), puis d’autres travaux importants sur le salafisme, Bernard Rougier nous livre une étude minutieuse de l’engagement militant et combattant sunnite au nord Liban. En quoi ce livre - c’est toujours notre question dans cette tribune - participe-t-il des études stratégiques ?

En premier lieu par la véritable leçon méthodologique qu’il nous propose pour l’étude d’un terrain en guerre, ou qui se perçoit comme tel. On y retrouve en effet les trois ingrédients qui font désormais la « marque de fabrique » de l’auteur : 1- une enquête de terrain approfondie, d’autant plus difficile à réaliser qu’elle exige la maîtrise sur le long terme de la langue et des codes d’un milieu dont le moins que l’on puisse dire est qu’il n’est pas facile à approcher. 2- Une mobilisation large mais pertinente des hypothèses et des outils théoriques des sciences sociales, avec leurs auteurs les plus classiques comme les plus récents, afin de donner un sens, une intelligibilité, aux constats opérés sur le terrain. 3- Surtout, les travaux de Bernard Rougier s’efforcent de relier le micro-social au macro-politique : l’enjeu des rapports sociaux entre les acteurs au sein d’un espace réduit reflète en réalité les rapports de force entre les grands acteurs de la région. Ce sont bien ici les stratégies iranienne, syrienne, saoudienne, palestinienne, israélienne ou bien d’autres encore, qui apparaissent au fil des éléments avancés, des éléments toujours de la plus haute importance, souvent inédits, parfois même sensibles.

Ensuite parce que le Nord Liban, nous dit l’auteur, présente un caractère stratégique : c’est là que se jouent, aux portes de la Syrie, les dynamiques régionales du contrôle de l’engagement politique et religieux. Là que s’affrontent différents parrains et bailleurs de fond de l’engagement radical, et que l’on retrouvera ailleurs en réseau, de l'Europe du Nord à l’Australie. Là que sunnites soutenus par l’Arabie Saoudite, mouvements chi’ites soutenus par Téhéran et Damas, se livrent une guerre sans concession.

Enfin parce que Bernard Rougier nous propose une grille de lecture nouvelle et opératoire d’un engagement militant qui dépend étroitement des caractéristiques spécifiques de son environnement. Trois figures, selon lui, prétendent incarner la communauté des croyants au Moyen-Orient : 1- le « résistant » (mouqâwim) qui se réclame d’un islam révolutionnaire contre l’influence occidentale, soutenu en cela par Téhéran, 2- le « combattant du jihad » (moujâhid), davantage inscrit dans un registre religieux que territorial, et relié aux réseaux terroristes transnationaux, 3- le simple « combattant » (mouqâtil), qui récuse l'élargissement de son combat aux dimensions précédemment citées, et lutte au nom d’une conception locale ou nationale de sa propre communauté. Les trois correspondent à des idéaux types, mobilisables par les entrepreneurs identitaires, combinables, avec passage possible de l’un à l’autre.

Une telle étude des « régimes d’engagement » (L. Thévenot, L’action au pluriel. sociologie des régimes d’engagement, 2006) appliquée aux différentes formes de mobilisations islamistes au Nord Liban, aux connexions entre groupes ainsi reconstituées, montre comment on « fabrique » des combattants, comment on les engage dans l’action et comment ils ont façonné la région, au fil de séquences successives : il y eut ainsi le « moment du réseau McDonald », du nom de ces auteurs d’attentats contre les fast food américains au Liban dans les années 2002-2003, le moment anti-syrien, lorsque les réseaux sunnites ont tenté de profiter de l’affaiblissement de Damas après la résolution 1559, et le « moment Fatah al-Islam », avec l’émergence de ce groupe fin 2006, et ses affrontements violents avec l’armée libanaise dans le camp de Nahr al-Bared. Chaque fois, il y eut réseau, transfert de combattants, guerre des discours, postures, positionnements. Chaque fois il y eut concurrence sans merci entre plusieurs logiques d'Etat, entre sunnites et chi’ites.

Une conclusion ? Parmi les nombreuses pistes proposées ici, reprenons celle que l’auteur lui-même résume à la fin de son ouvrage : « Le basculement dans le jihadisme terroriste a plus de chance de se produire dans un cadre politique régional répressif à l’intérieur duquel de jeunes individus, trop pauvres pour émigrer, politisés dès leur adolescence par la découverte en images d’une oumma en proie à des agressions multiformes, exploitent les opportunités de leur environnement transnational pour structurer les communautés militante dans l’espace local ». Et de rappeler la leçon de John Dewey (Logique. La théorie de l’enquête, 1938) : un organisme ne vit pas dans un environnement, il vit par le moyen d’un environnement. Bernard Rougier conclut donc à l’intérêt vital qu’il y a pour l'Europe à faire exister un espace arabe culturellement et politiquement pluraliste en Méditerranée, et à passer outre le double refus israélien à l’égard de la Palestine, et iranien à l’égard d’Israël.

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