jeudi 17 octobre 2013

Systèmes régionaux comparés



Systèmes régionaux comparés

Retrouvez l'ensemble de la LETTRE de l'IRSEM n°6-2013

La Lettre de l'IRSEM



Le débat en cours sur le rééquilibrage américain en direction de l'Asie oriente aujourd'hui une grande partie de la réflexion stratégique vers une question qui pourrait être fausse : l'Extrême-Orient se substitue-t-il au Moyen-Orient en tant que priorité politique ? Fausse en premier lieu parce que la région Moyen-Orient saura toujours se rappeler à notre souvenir et s'imposer sur les agendas des chancelleries, comme l'illustrent aujourd'hui avec force le drame syrien, la tension égyptienne, l'abcès de fixation palestinien, la poudrière irakienne ou l'inconnue iranienne. Avec ou sans les sables bitumineux d'Amérique du Nord, le Levant, le Golfe, la vallée du Nil, le Maghreb, l'ensemble de la Méditerranée, ne disparaîtront pas des radars politiques. Générateurs de déséquilibres et donc de conflits, laboratoires pour les nouveaux registres d'action des acteurs transnationaux et les entrepreneurs de violence, mais aussi pour les revanches des sociétés, les dynamiques d'affirmation citoyenne ou la réinvention du politique; les pays de la zone, à raison de leur instabilité, restent au cœur et non à la périphérie de la politique internationale, tout particulièrement pour l'Europe, sa voisine stratégique. Fausse surtout parce que la véritable question n'est pas celle de la substitution d'un système régional prioritaire à un autre, mais bien celle de la comparaison de ces systèmes régionaux, de leurs ressemblances, de leurs transitivités éventuelles, et de l'impact de celles-ci sur les questions stratégiques globales.

Le système régional est pris ici au sens d'un ensemble d'acteurs, de l’ensemble de leurs pratiques, de leurs rapports de force régissant leurs interdépendances. Des ensembles qui dans une région donnée font système, c'est-à-dire donnent lieu à un fonctionnement qui, du fait de ses normes et ses règles, écrites ou non écrites, est identifiable par ses membres aussi bien que par les acteurs qui y sont géographiquement extérieurs. Un système régional peut naturellement comprendre lui-même des sous-systèmes (Asie du Nord-Est, du Sud, du Sud-Est, etc.).

De la comparaison entre l'Asie et le Moyen-Orient, se dégagent plusieurs questions. La première est celle du système réel, de ses caractéristiques. Ce système voit s'affronter un ou plusieurs hégémons locaux d'une part, un ou plusieurs hégémons extérieurs d'autre part. On retrouve ici la question du nombre de joueurs, autrement dit celle de la polarité. Assiste-t-on aujourd'hui au retour d'une bipolarité confinée à l'Asie, qui obligerait les acteurs régionaux à s'aligner soit sur Pékin, soit sur Washington ? Aucun des États de la région ne souhaite ce scénario (encore que certains observateurs prêtent au Japon une faiblesse coupable pour une telle évolution). Mais la question est de savoir s'il n'a pas déjà lieu, comme pourraient l'indiquer les débats récents au sein de l'ASEAN. Même question pour le Moyen-Orient : assiste-t-on au recentrage progressif des enjeux sur une dialectique américano-iranienne, où les contacts récents entre Washington et Téhéran seraient une reconnaissance de cet état de fait par les deux protagonistes ? Au contraire, la crise syrienne démontrerait-elle l'émergence d'une nouvelle gestion multipolaire des affaires régionales, mais sans acteur local ? Dans les deux cas, une même question : qui sont les véritables acteurs structurants ?

Deuxième question : celle du système souhaitable. Faut-il encourager le recentrage d'une région sur une cogestion par deux acteurs majeurs, comme la théorie de la stabilité par l'équilibre le propose ? Faut-il plutôt encourager la stabilité hégémonique, c'est-à-dire la sous-traitance d'une région entière à un dominant unique ? Celui-ci doit-il être local ou extérieur ? Doit-on encore encourager la polyarchie, soit la coexistence de plusieurs forces qui s'annulent ? Dans tous ces cas de figure, quelles leçons tirer de l'expérience asiatique pour le Moyen-Orient, et inversement ?

Troisième question : celle de la possibilité de « déviants durables » au sein de ce système. La plupart des systèmes, connaissent des deviants. La Corée du Nord joue incontestablement ce rôle en Asie. Qui le jouera demain au Moyen- Orient ? A fortiori si nous assistons à un réengagement de Téhéran, après la disparition de la plupart des dictateurs de la zone . La Syrie de Bashar al-Assad pourrait contre toute attente jouer ce rôle, ce qui – on en conviendra – s'éloigne sensiblement des nombreuses prédictions assurant depuis deux ans que sa disparition est proche et inéluctable. Pour poser la question autrement, et de façon guère plus rassurante : pourrait-on assister à la « nord-coréanisation » de la Syrie, l'atome en moins ? « Nord-coréanisation » au sens d'un acteur devenu certes infréquentable, mais enkysté régionalement par le soutien sans faille d'un grand voisin puissant : la Chine pour la Corée, l'Iran doublé même de la Russie pour la Syrie baasiste. Parce qu'un acteur est déviant par nature, son caractère infréquentable ne conduit plus à sa disparition : si l’on entend souvent que « Bashar n’est pas l’avenir de la Syrie », peut-on en revanche assurer que les descendants de Kim Jong-il n’ont jamais été sérieusement présentés comme l’avenir de la Corée du Nord ? Reste toutefois la question des impacts local (sur le Liban notamment) et global d'un tel scenario: seraient-ils acceptables pour les acteurs internationaux majeurs ?

Enfin, la quatrième question est celle de l'intelligibilité des systèmes régionaux actuels: ces systèmes font-ils toujours système, et faut-il continuer de les voir en tant que tels ? Pour nous convaincre de la complexité de notre affaire, gardons simplement à l'esprit et sans plus de commentaires, ces deux faits observables en fin d'année 2013 que nul n'aurait jugé vraisemblables il y a peu encore. En Egypte, la population du plus grand pays arabe défile dans les rues de la capitale pour accuser le Président des États-Unis d'être le complice... des Frères Musulmans. Dans les principaux think tanks de Washington, à la question « quel est aujourd'hui votre allié le plus fiable en Asie ? », la réponse immédiate est dans presque tous les cas : « Le Vietnam ». Il y a certes plus de permanence qu'en apparence dans ces deux anecdotes : une permanence de l'anti-américanisme au Moyen-
Orient, une permanence de la Realpolitik et du rejet de la puissance chinoise par certains de ses voisins en Asie.
Mais que de revirements brusques, auxquels il devient difficile d'adapter, chaque fois en très peu de temps, nos visions stratégiques... Est-ce à dire que tous les schémas connus, ceux de l'hégémon, de la stabilité par les équilibres polaires, de la sous-traitance à des gendarmes régionaux, de l'allié privilégié, sont désormais caducs ? Y a-t-il une tendance définitive à la perte croissante et globale d'intelligibilité des systèmes, ou bien ne sont-ce que des turbulences passagères et marginales touchant davantage certaines régions que d'autres ? À l'éclatement des acteurs au Moyen-Orient répond la constitution d'un système de rivalité américano-chinois en Asie.

L'incertitude stratégique implique les systèmes régionaux qui doivent être questionnés désormais selon des grilles de lecture nouvelles, et selon une perspective comparatiste. Et ce, pour ne plus avoir à réhabiliter des jeux à somme nulle, mais appréhender l'existence ou non de systèmes régionaux distincts, mesurer les différences et les similitudes de ces systèmes…Et en tirer toutes les leçons nécessaires.

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