vendredi 7 février 2014

Cinq défis conceptuels pour 2014




Cinq défis conceptuels pour 2014
Interlocuteur, asymétrie, staying power, échelles de système et polarité

Editorial de la LETTRE DE L'IRSEM n°1 - 2014



L'année 2013 a été marquée par des événements nombreux, sur lesquels les annuaires stratégiques français comme anglo-saxons se sont déjà penchés. On retrouve dans cette année écoulée des confirmations de tendances déjà perçues les années précédentes : la France, puissance interventionniste (en Centrafrique après la Libye et le Mali), et en pointe de l'intransigeance sur plusieurs dossiers (Syrie, Iran) ; la Chine puissance en essor, abordant avec une nouvelle équipe dirigeante une phase supplémentaire de son affirmation de soi ; la Russie décidée à jouer entre tous les interstices (de l'affaire Snowden à la Syrie) pour regagner une image de puissance, et par ailleurs une influence sur son ex-étranger proche (comme en Ukraine, après la Géorgie) ; une Afrique qui peine à se stabiliser ; une Corée du Nord toujours moins contrôlable. On y trouve également des interrogations déjà pendantes précédemment, et restées sans réponse : quelle équation pour la puissance américaine, toujours dominante mais moins que jamais omnipotente, cherchant à concilier redéploiement (asiatique) et maintien (au Proche Orient), fidélité aux alliés traditionnels (Europe, Israël, partenaires asiatiques...) et coups d'audace diplomatiques (vers l'Iran par exemple) ? Quelle posture stratégique pour les grands émergents comme l'Inde, le Brésil, demain l'Indonésie ou le Mexique, dont on attend toujours une affirmation politique internationale plus 'extravertie', à la mesure de leur poids économique et démographique ? Quel réveil politique et militaire pour l'Europe ? Enfin, des indices de basculements possibles ou au moins de changements de paramètres, se sont fait jour. Un Japon décidé à ne pas jouer les second rôles face à la Chine, au risque de la tension régionale et de l'embarras de son protecteur américain ; une Turquie au pouvoir plus crispé, prompt à évoquer le complot étranger ; un monde arabe qui a tourné la page des printemps, négociant dans l'épreuve de force et peut-être le chaos le maintien ou retour au pouvoir d'acteurs traditionnels (Syrie, Égypte) ; et bien entendu un Iran qui oblige la communauté internationale - mais sans certitude – à se poser la question des conséquences de son retour éventuel dans le grand jeu diplomatique.

Ces évolutions posent bien sûr, pour la nouvelle année qui commence, des questions factuelles, des interrogations prospectives sur la persistance ou non des tendances ainsi esquissées, région par région. Mais l’avenir exige également des clarifications conceptuelles, ou au moins des réflexions à mener, qu'il vaut mieux ne pas repousser indéfiniment.

1- L'une des réflexions les plus urgentes porte sans doute sur la notion d'interlocuteur. Estime-t-on, dans un retour assumé à la Realpolitik, qu'il est nécessaire de parler sans condition avec tous les acteurs dont le poids politique est avéré sur un dossier donné, ou à l'inverse qu'il importe de définir ceux qui constituent, seuls, des interlocuteurs acceptables, et sur quels critères ? L'administration Bush, au début des années 2000, avait fait le second choix, l'administration Obama semble être tentée par le premier. Il est important de se mettre d'accord au moins entre alliés sur cette question, pour aborder l'après Karzaï en Afghanistan, la suite du processus syrien, l'équation palestinienne ou même, qui sait, l'Egypte qui vient.

2- Un deuxième concept doit être revisité d'urgence : celui d'asymétrie. Passé le triple constat que les nouvelles batailles mettent aux prises des protagonistes aux moyens différents, que la plupart du temps les moyens matériellement supérieurs appartiennent à des armées d'Etats et les moyens inférieurs à des groupes plus informels, et qu'au final les seconds rendent la tâche des premiers pour le moins difficile sur le terrain, que savons-nous ? Que l'implantation locale, l'équation sociologique et le discours militant de la 'nuisance' est en mesure de compenser la supériorité logistique de la 'puissance'. Que face à cette configuration, l'issue est davantage dans une combinaison militaire-politique que dans l'usage pur de la force. Que l'asymétrie doit donc être gérée et contournée, et non comblée dans des spéculations qui voudraient que la solution réside dans x hommes pour n habitants ou mètres carrés. Que la mobilité et le savoir-faire, alliés à l'action collective avec un choix judicieux des partenaires, y compris non étatiques, sont des clefs pour à la fois défaire militairement la nuisance, la couper de ses appuis locaux, et l'empêcher de gagner la guerre du récit. Plus facile à dire qu'à faire, bien évidemment, a fortiori depuis un bureau parisien. Mais il importe de sortir de la phase de fascination pour l'asymétrie en se posant la question de savoir comment la concurrencer dans ce qui fait ses atouts principaux : la mobilité dans la bataille, la géométrie variable de ses configurations qui n'hésitent pas à combiner provisoirement des acteurs de natures différentes, l'adhésion de populations séduites par un message d'engagement plutôt que par des principes abstraits. L'opération malienne semble, à l'heure où nous écrivons, présenter quelques leçons sur lesquelles il est possible de capitaliser.

3- Dans le prolongement de la réflexion précédente, il sera sans doute bénéfique de définir les conditions, en 2014, d'un staying power réussi. On entend par staying power cette capacité à aborder la phase qui suit le fire power, et fait de la force d'intervention initialement victorieuse une cible immobile, transforme le sauveur en occupant, la supériorité du feu au combat en infériorité sociologique sur le terrain, et qui enferme la puissance intervenante dans le dilemme 'action à perte ou engrenage'. Action à perte car le départ (qui naturellement règlerait le problème des dangers du maintien sur le terrain) signifie aussi le retour inévitable des forces que l'on avait défaites. Engrenage car le choix du maintien peut signifier perte de sens de la mission, multiplication des défis, vulnérabilité militaire accrue, et perte de légitimité politique probable. Plusieurs pistes de réflexion existent sans doute, comme la prise en charge collective et à tour de rôle du staying power pour éviter la stigmatisation d'un seul acteur, ou encore la prise de relais par des forces régionales. Mais il est bon, là encore, de réfléchir à cette question, dans des perspectives centrafricaines ou autres.

4- Un quatrième concept pourrait éclairer bon nombre de recompositions à venir : celui d'échelle de système. Pour être plus clair, à quelle échelle une configuration unissant les acteurs dans un fonctionnement commun fait-elle système ? Nous avons hérité de la période bipolaire l'idée d'un système international, producteur des mêmes règles du jeu (celle de l'affrontement américano-soviétique) pour l'ensemble de la planète. L’échelle du système était alors l’échelle globale. Nous avons constaté ensuite que la tentative européenne de construire un système à échelle cette fois régionale pour ses États-membres consentants, n'était pas reproduite ailleurs, voire ne s'implantait pas sur le Vieux continent lui-même au moins sur le plan des affaires stratégiques. Nous sommes entrés aujourd'hui dans une compétition des échelles pour l'imposition de systèmes : compétition en Asie, entre la Chine qui voudrait 'asiatiser' autour d'elle un système valant pour la Mer de Chine et dans lequel elle serait centrale, les États-Unis qui souhaitent élargir à l'échelle pacifique un autre système (TPP) dont l'avantage principal serait justement de re-marginaliser l'Empire du Milieu, et d'autres puissances encore qui évoquent plutôt une zone "indo-Pacifique" pour les unes, centrée plutôt autour de l'Asean pour d'autres, afin de se remettre dans le jeu. Compétition encore, en Amérique du Sud, entre les nombreuses variantes de la construction régionale américaine, pan-américaine, bolivarienne ou autre, dont l'enjeu est toujours de trouver la bonne échelle permettant de repousser les puissances gênantes ou d'intégrer les alliés.  Compétition demain sans doute entre les échelles méditerranéenne, arabe, proche-orientale ou golfique de la zone Afrique du Nord Moyen-Orient, en fonction des intérêts politiques en présence. Le choix de l’échelle dans les stratégies extérieures, au moins la bonne lecture de celles-ci, seront demain des éléments déterminants. La France, qui s'est promis de redevenir un acteur en Asie, doit-elle jouer la carte de l'Asean (par exemple dans l'ADMM+), de l'APEC, d'un espace 'indo-pacifique' ? Faut-il insister demain, en Afrique, sur l'unité du continent, la spécificité subsaharienne, le complexe de sécurité du Sahel ?

5- Enfin - mais c'est peu de dire que la liste est provisoire - il convient de s'interroger plus avant sur un concept de polarité fort malmené depuis la fin de la guerre froide. Non plus, cette fois, dans une perspective globale qui gloserait sur le caractère 'apolaire' d'un monde désormais sans repères, 'unipolaire' car toujours dominé par les États-Unis, 'multipolaire' car à l'aube de l'émergence de pôles européen, chinois, indien ou autres, ou encore 'rebipolarisé' par la force du 'G2' formé à par Washington et Pékin. Ces débats ont mobilisé beaucoup de revues universitaires pour des résultats que nous qualifierons d'incertains. Interrogeons-nous plutôt désormais sur la possibilité de polarités à l’échelle régionale, qui détermineraient à la fois les interlocuteurs incontournables, les systèmes de valeur ou les offres de sécurité en compétition, les acteurs clefs des sorties de conflit ou des médiations, dans un complexe de sécurité donné. L'Europe fonctionne-t-elle suivant une tri-polarité France – Allemagne - Grande-Bretagne ? Sur une bipolarité France – Allemagne ? Doit-on prendre acte, pour travailler à la sécurité africaine avec les Africains, de l’existence de pôles sur ce continent, comme par exemple le Nigéria et l’Afrique du Sud ? Y a-t-il une nouvelle bipolarité asiatique qui serait sino-américaine ? Y a-t-il multipolarité entre Chine, Inde, Japon et Etats-Unis ? Y a-t-il unipolarité brésilienne en Amérique du Sud ou tri-polarité Etats-Unis – Mexique – Brésil sur le continent américain ? Y aura-t-il une polarité arctique demain ? La question, à vrai dire, est moins de spéculer le nombre de pôles ici ou là, que de savoir s’il est souhaitable d’encourager ces nouvelles structurations polaires dans un mouvement qui ne serait pas sans rappeler les ‘Etats pivots’ ou les ‘gendarmes régionaux’ de la guerre froide, ou s’il faut au contraire soutenir les Etats qui s’y opposent (comme ces pays d’Asie du Sud-Est qui refusent de se trouver dans un choix régional impossible entre Pékin et Washington).

Ces réflexions n’excluent pas un retour permanent sur les grands fondamentaux que sont les mutations rapides des concepts de puissance, de sécurité, de paix et de bien d’autres encore. Mais leur non prise en compte, au vu de l’agenda 2014 qui s’annonce, exposerait dangereusement les politiques qui souhaiteraient s’en dispenser.

Frédéric Charillon
 

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