Claude Martin, La diplomatie
n’est pas un dîner de gala. Mémoires d’un ambassadeur. Paris-Pékin-Berlin,
Editions de l’Aube, Paris, 2018, 964 pages
Le récit de Claude Martin est exceptionnel à plus d’un titre
et la
formule de Pierre Haski est fort juste (comme souvent), qui en fait
une lecture « recommandée sinon obligatoire ». Si l’ouvrage est, de
l’avis général, supérieur à la moyenne des mémoires d’ambassadeurs, c’est
d’abord parce qu’il n’est pas tout à fait cela. Carnet de voyage, chronique
politique de cinquante années de diplomatie sous la Ve République, déclaration
d’amour à la Chine d’un homme qui ne fait que suivre les soubresauts d’Orient
même lorsqu’il est en charge des affaires européennes… Il faut saluer aussi l’éditeur,
qui en accepta les 964 pages en faisant le pari réussi qu’elles seraient un
coup de maître.
L’aventure s’ouvre sur la fine équipe de la toute nouvelle
relation diplomatique franco-chinoise après la reconnaissance de 1964, et
s’achève sur la disparition de Paul-Jean Ortiz en 2014. De Malraux cherchant, à
Pékin et malgré la gêne des Chinois, à « revoir les copains » qu’en
réalité il n’a jamais rencontrés, jusqu’aux ministres plus récents, parfois
gaffeurs, souvent grossiers, rarement inspirés, la fresque est croustillante.
Tant pis pour Alain Peyrefitte, moins connaisseur que ne le fit croire son
« Quand la Chine s’éveillera » ; pour Jean Sauvagnargues, peu sobre
et élégant à table, aux côtés de l’épouse de son homologue ; pour Claude
Cheysson, moins téméraire qu’on ne le dit un temps ; pour Louis Mermaz,
Dominique Strauss-Kahn et bien d’autres, que n’atteignirent pas les subtilités
de l’Orient. Car il y a dans ce panorama les initiés, et les autres,
imperméables au voyage, ou qui ne viennent en Chine que parce qu’il faut s’y
faire photographier. BHL, Bernard Kouchner, Nicolas Sarkozy, entre autres, y
apparaissent conformes à la réputation que leur ont faite leurs détracteurs. Le
gaulliste Claude Martin leur préfère nettement Jacques Chirac (qui aime
l’Orient, il est vrai), ou Hubert Védrine, qui une fois de plus (c’est devenu
fréquent dans les témoignages de diplomates) s’en tire le mieux, aussi bien
pour son professionnalisme que pour ses qualités humaines. Le tout émaillé
d’innombrables dirigeants, artistes, intellectuels chinois, entre lesquels se
glissent quelques touches d’actualité française, de « l’insupportable Léon
Zitrone » aux chroniques des cohabitations successives en passant par les
visites pékinoises d’artistes français.
Cette Lettre à la Chine, riche en détails, en couleurs, en
paysages et impressions, en hommages répétés à la beauté des femmes chinoises, nous
fait rencontrer Mao, Zhou Enlai, Deng Xiaoping et les autres, nous fait revivre
la Révolution Culturelle de 1966 et la place Tian’anmen en 1989 (où l’auteur se
trouvait lorsque le drame se jouait), nous guide dans les dédales des intrigues
de palais ou des reprises en main. Et c’est bien difficilement que l’entrée de
la Grande-Bretagne dans le marché commun, l'élargissement de l'Europe ou même l'Allemagne
réunifiée (dans laquelle l’auteur resta tout de même presque neuf ans comme
ambassadeur, de 1999 à 2007), trouvent une place dans cette histoire. Comment,
à côté de ces péripéties chinoises, ne pas paraître fade ? Dans ces mille
facettes de la relation que la France tente de maintenir en Asie, quelques
épisodes récurrents prennent une place particulière. Celui de la médiation
française, jusqu’aux accords de Paris de 1991, pour trouver une issue à la
situation cambodgienne et une place au Prince Sihanouk ; celui de la
double affaire des frégates et des mirages pour Taïwan, qui opposa visions
courtes et longues de la Realpolitik.
Au fil de ces imbroglios et de quelques autres, Claude Martin ne cache pas les
options qu’il défendit alors. Il souhaitait que l’on crût en Sihanouk, que
beaucoup à Paris (notamment VGE) dépeignaient en loser. Il s’opposait à la
vente de quelques armes à Taipei, jugées désastreuse au regard de la mission
historique entamée par le général de Gaulle en 1964. C’est pourtant avec
élégance qu’il relate les volte-face de Roland Dumas, et les éclaire par non-dit
en fin d’ouvrage.
Cela pose bien entendu une question classique. Un diplomate,
lorsqu’il passe trop de temps au contact d’un pays, ne devient-il pas le défenseur
de ce pays plutôt que le représentant du sien propre ? Et ce, à partir du
meilleur sentiment du monde, à savoir la quête de la compréhension de
l’Autre ? Ne vaut-il mieux pas, finalement, jouer la carte de l’agent banal,
insensible aux charmes de si puissantes machines, de si redoutables
interlocuteurs ? Claude Martin plaide pour l’immersion, l’osmose, la
découverte. Il fustige sans relâche – et de manière convaincante – la
médiocrité de ceux qui veulent gérer le monde tout en s’en préservant. C’est un
flâneur au sens baudelairien du terme. Ne laissant passer ni un village, ni une
rue, ni un regard, il regarde les ombres derrière les projecteurs de la géopolitique.
On lit les déceptions, les affres, les tortures d’un homme qui après les folies
maoïstes, puis les massacres de Tian’anmen (une « tâche » dans
l’œuvre de Deng), veut rester fidèle à son rêve de Chine, tout en vivant si
mal, chaque fois, les terribles retours en arrière. On voit avec lui, sur
cinquante ans, passer la Chine de l’état artisanal à la modernité actuelle, où
la brutalité perdure sans plus être la même. « Etait-ce mieux avant ? »,
lui demandent, pour finir, de jeunes interlocuteurs chinois...
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