dimanche 23 novembre 2014

Difficulté à dissuader, maintien de la dissuasion



Difficulté à dissuader, maintien de la dissuasion

 Editorial de la Lettre de l'IRSEM n°7-2014



Il n’aura échappé à personne que peu d’acteurs, de nos jours, se sentent dissuadés sur la scène internationale. Ni l’acteur religieux Daech dans son entreprise irakienne et syrienne, ni l’acteur étatique russe en Ukraine, ni le régime de Damas dans son escalade violente depuis 2011, ni les criminels, pirates, hackers, ou autres, dans la poursuite de leurs activités. Tous, pourtant, ont reçu, sous des formes différentes, des avertissements solennels et promesses de punition de la part d’autorités dotées de moyens importants. Même sur le terrain traditionnel du rapport de force stratégique impliquant des Etats puissants, la dissuasion ne fait plus recette : Milocevic avait défié l’OTAN dans les années 1990, le Hezbollah en 2006 puis le Hamas à l’été 2014 en ont fait autant à l’égard d’Israël, la Corée du Nord multiplie les provocations (depuis sa posture nucléaire jusqu’à l’attaque d’une corvette sud-coréenne en 2010), l’Iran maintient son jeu complexe entre dossier nucléaire et équilibres proche-orientaux. Des relations de rivalité dangereuses, ailleurs, laissent libre court à l’aventurisme (Japonais et Chinois en mer, Indiens et Pakistanais au Cachemire…).
En d’autres termes, le mécanisme consistant à persuader un acteur tiers qu’il lui serait trop coûteux d’agir contre les intérêts de ceux qui l’ont mis en garde, semble opérer de moins en moins. Les sciences sociales proposent de nombreuses explications possibles à ce phénomène : la perception (juste ou fausse) d’une faiblesse chez l’autre, dont on pense qu’il ne réagira pas avec force ; le calcul (juste ou erroné) que la prise de risque apportera quoi qu’il arrive un gain politique interne ou externe, même en cas de réaction internationale forte, d’autant que les menaces explicites des uns pourront être compensées par les soutiens discrets des autres ; la conviction chez un acteur donné que le fait de braver les mécanismes de dissuasion permettra de bousculer les contraintes systémiques en altérant la crédibilité de celles-ci. Mais au final, nous sommes bien entrés dans un monde où le fort peine à dissuader le faible, où la puissance n’effraie plus la nuisance, où les géants ont moins peur de se heurter entre eux.
Cette difficulté croissante à dissuader doit-elle nous conduire à enterrer ce que nous appelons « la dissuasion », c'est-à-dire la possession d’armes nucléaires comme instruments ultimes ? telle n’est pas la réponse apportée par de nombreuses études de relations internationales publiées aujourd’hui dans le monde sur ce sujet. Celles-ci distinguent clairement, de façon qui peut certes dérouter, le fait de dissuader (au sens d’empêcher un tiers d’agir) du fait de posséder la dissuasion (au sens d’être doté de l’arme nucléaire). Et la plupart des auteurs concluent à la nécessité, pour les puissances déjà dotées, de maintenir et d’adapter cet attribut, plutôt que d’y renoncer. Pour résumer grossièrement ce débat : il est admis que les armes nucléaires sont de peu d’utilité face à un certain nombre de défis actuels, mais elles n’ont pas été faites pour cela, et leurs fonctions initiales restent valides, surtout si l’on parvient, en progressant vers des seuils minimaux, à diminuer les risques d’accident qu’elles comportent.
Les principales limites de la dissuasion nucléaire sont connues et largement commentées : a) on imagine mal, en démocratie, qu’elle puisse s’appliquer face à des acteurs inférieurs, face à des actes terroristes, face à des agressions meurtrières mais non nucléaires, a fortiori si l’origine de celles-ci comporte un doute, et si la riposte implique d’anéantir des civils pour faire payer des acteurs déviants (Th. M. Nichols, No use. Nuclear Weapons and U.S. national Security, University of Pennsylvania Press, 2014) ; b) la dissuasion élargie, c'est-à-dire la protection des uns par les arsenaux d’un autre, éventuellement au prix du suicide de ce dernier, est moins crédible aujourd’hui encore qu’à l’époque où le général de Gaulle doutait fortement que les Etats-Unis puissent engager le feu nucléaire contre l’URSS uniquement pour sauver l'Europe (Th. Delpech, La dissuasion nucléaire au XXIe siècle. Comment aborder une nouvelle ère de piraterie stratégique, Odile Jacob, 2014) ; c) les débats sur les défenses anti-missiles, en dépit des lacunes de ces dernières, ont pour effet de brouiller le débat, et de rendre la dissuasion nucléaire plus impopulaire encore dans certains cercles intellectuels ; d) le fossé, en matière d’arme nucléaire, est tel entre les débats théoriques ou doctrinaux, et la réalité du processus décisionnel confronté à l’épreuve des faits, que ces débats sur la dissuasion apparaissent bien chimériques et vains (y compris déjà, à l’époque, pour Raymond Aron) ; e) surtout, on observe que des puissances nucléaires ont été tenues en échec militairement par des acteurs inférieurs, et qu’elles ont préféré gérer cet échec plutôt que d’avoir recours à leur arsenal nucléaire, dont l’usage n’aurait d’ailleurs pas nécessairement réglé leur problème.
Mais les fonctions de la dissuasion nucléaire sont d’une toute autre nature. 1- La première d’entre elle est de garantir la survie d’une entité qui viendrait à être définitivement menacée, et non d’aider simplement cette entité à faire triompher ses intérêts ou ses projets sur des théâtres extérieurs. C’est pour cette raison que les Etats-Unis ont finalement renoncé, après 1945, à l’usage du nucléaire dans la guerre de Corée (1950-53), ou que l’URSS de Khrouchtchev a finalement reculé à Cuba (1962). Que la doctrine choisie implique l’usage en premier ou non, qu’il s’agisse d’obliger un allié à intervenir ou de se défendre soi-même (V. Narang, Nuclear Strategy in the Modern Era. Regional Powers and international Conflict, Princeton University Press, 2014), la dissuasion est bien une question de survie et non de compétition. 2- Par ailleurs, et au-delà de sa dimension militaire, elle constitue un attribut politique reconnu qui confère à ses possesseurs l’appartenance à un club fermé dont les membres font l’objet d’un traitement particulier. Sortir de ce club est possible (afrique du Sud, Kazakhstan, Ukraine, Belarus), renoncer à y entrer aussi (Argentine, Brésil, Suède…), mais au prix d’un renoncement à ce statut (B. Pelopidas, Renoncer à l'arme nucléaire, la séduction de l'impossible ?, Presses de Sciences Po, à paraître). De la même manière, renoncer à la dissuasion demeure hasardeux sur le plan de la sécurité, tant que d’autres acteurs la maintiennent pour eux-mêmes et que d’autres cherchent à l’acquérir.
A partir de ces éléments, beaucoup d’auteurs se gardent de parier à court terme sur un monde sans dissuasion, et suggèrent un abaissement des seuils accompagné de mesures de vérification, plutôt que des renoncements unilatéraux. Ils prônent, en d’autres termes, une gouvernance maîtrisée du nucléaire (qui reste à imaginer) plutôt que son abandon chaotique. Dissuader est de plus en plus incertain, mais posséder la dissuasion est une toute autre affaire, et sur ces deux enjeux, une réflexion nouvelle est impérative.

Frédéric Charillon

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire