dimanche 23 novembre 2014

T.M. Nichols et V. Narang sur la dissuasion nucléaire



 

Th. M. Nichols, No use. Nuclear Weapons and U.S. national Security, University of Pennsylvania Press, 2014
V. Narang, Nuclear Strategy in the Modern Era. Regional Powers and international Conflict, Princeton University Press, 2014

Retrouvez les autres notes de lecture dans la Lettre de l'IRSEM n°7-2014

Deux ouvrages universitaires amĂ©ricains viennent alimenter utilement la rĂ©flexion stratĂ©gique sur la dissuasion contemporaine, renouvelant considĂ©rablement l’exercice. AppliquĂ© explicitement au cas amĂ©ricain, le travail de Thomas M. Nichols,  (Professeur au Naval War College de Newport) rappelle Ă  quel point toute rĂ©flexion sur l’arme nuclĂ©aire doit repartir des leçons de la guerre froide, qui l’a vue naĂ®tre. Revenant sur le sens de la dissuasion entre1950 et 1990, l’ouvrage s’interroge ensuite que sa signification dans un monde bipolaire, sur leur rĂ©appropriation par des Etats qui ne sont plus des superpuissances, et sur l’intĂ©rĂŞt d’une dissuasion minimale. Les questions que soulève la dissuasion, on le sait, sont nombreuses : la première tient Ă  l’incertitude absolue de ce qu’il restera des doctrines Ă  l’épreuve de la rĂ©alitĂ©, et donc Ă  la crĂ©dibilitĂ© du concept mĂŞme de dissuasion, avant mĂŞme d’entrer dans ses alĂ©as techniques. Le processus dĂ©cisionnel du feu nuclĂ©aire, ses flous (le rapport entre autoritĂ©s civiles et militaire) et ses risques (un accident est-il possible ?), le coĂ»t rĂ©el de la bombe, la possibilitĂ© effective de frapper les populations civiles de gouvernements non dĂ©mocratiques qui auraient dĂ©clenchĂ© les hostilitĂ©s (ou bien d’imaginer d’autres scĂ©narios, d’autres ciblages), la rĂ©partition des vecteurs (triade air-terre-sous-marins), les interrogations sur la dissuasion Ă©largie aux alliĂ©s (qui rend l’auteur plus que sceptique), sur l’efficacitĂ© d’une dĂ©fense anti-missiles (idem), constituent autant d’inconnues qui exigent de repenser la dissuasion. Nichols plaide ici pour une place plus grande faite Ă  la riposte conventionnelle face aux Rogue States, mais pour le maintien d’une assurance vie nuclĂ©aire minimale, en dĂ©pit de son coĂ»t. Il contribue, en tout cas, au dĂ©bat amĂ©ricain sur la question, toujours vivace.
Vipin Narang (politiste au MIT), s’intĂ©resse exclusivement aux puissances qu’il qualifie de rĂ©gionales, c'est-Ă -dire qui ne sont pas les deux superpuissances de l’ère bipolaire : Pakistan, Inde, Chine, France, IsraĂ«l et afrique du Sud (1979-91). La CorĂ©e du Nord et l’Iran sont exclus de l’analyse, faute de sources et de certitudes. L’intĂ©rĂŞt principal de son analyse tient dans la typologie des doctrines qu’il propose, distinguant trois postures possibles : a) la posture « catalytique Â», oĂą le recours Ă  l’arme nuclĂ©aire est brandi essentiellement pour dĂ©clencher la protection d’un alliĂ© plus important (IsraĂ«l et l'Afrique du Sud, cherchant Ă  s’assurer de la protection amĂ©ricaine) ; b) la posture de « reprĂ©sailles assurĂ©es Â», pour les Etats qui excluent le first use, mais promettent la riposte nuclĂ©aire Ă  quiconque les agressera nuclĂ©airement (Inde, Chine) ; c) la posture d’ « escalade asymĂ©trique Â», de la part des Etats qui, Ă  partir d’un territoire gĂ©ographiquement plus vulnĂ©rable, assurent le feu nuclĂ©aire Ă  quiconque mettrait en danger leur existence, mĂŞme avec des moyens conventionnels (France, Pakistan). Comment ces doctrines ont-elles Ă©tĂ© retenues, comment ont-elles Ă©voluĂ© avec les changements internationaux ? (La France, par exemple, aurait pu,  la fin de la guerre froide, passer Ă  une posture catalytique, plutĂ´t que de maintenir l’escalade asymĂ©trique devenue, avec la fin de l’Union soviĂ©tique, tous azimuts). Plus que dans la contingence technologique, l’auteur cherche la clef de cette Ă©nigme dans l’optimum rationnel Ă  trouver entre dĂ©cideurs civils et militaires.
Il ressort de ces ouvrages des points qui, avec d’autres travaux (notamment le Dissuasion nuclĂ©aire au XXIe siècle de ThĂ©rèse Delpech, 2013), commencent Ă  faire consensus : a) il y a nĂ©cessitĂ© de repenser la dissuasion Ă  l’heure de la prolifĂ©ration ; b) un monde sans armes nuclĂ©aires n’est pas pour demain, mais une perspective de dissuasion minimale est plaidable ; c) la folie de l'hypothèse nuclĂ©aire ne doit Ă  aucun prix ĂŞtre banalisĂ©e, la possession de la bombe par des rĂ©gimes aux processus dĂ©cisionnels incertains pose un risque supplĂ©mentaire Ă  cet Ă©gard, mais les grandes puissances, du temps de la guerre froide, ont parfois Ă©tĂ© lĂ©gères, elles aussi, dans leur maniement de cette menace ultime.  ; d) la dissuasion ne fonctionne pas contre tout le monde ni contre tout type d’agression ; e) la dissuasion Ă©largie (aux alliĂ©s ou voisin) est moins que jamais crĂ©dible.
D’utiles contributions à un agenda de recherche qui, en France, doit être redynamisé.

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