La Tunisie comme enjeu plutôt que symptôme"
Publié sur Lemonde.frRappelons les faits. Environ neuf mois après avoir initié le mouvement qui a conduit à ce que l'on a appelé les "printemps arabes", la Tunisie a conduit le 23 octobre dernier des élections saluées par la plupart des observateurs comme exemplaires dans leur déroulement (en dépit des tensions qui ont éclatées après le scrutin dans le sud, notamment à Sidi Bouzid). Ces élections ont vu la victoire du parti Ennahda avec un score important (41,7 % des votes). Ce parti religieux dont le leader était en exil n'a pas joué de rôle structurant dans les soulèvements de l'hiver précédent, mais sa notoriété, son organisation, la force de son message peut-être, ont fait de lui l'acteur central de la recomposition politique à venir.
Ailleurs, où les soulèvements n'ont pas davantage été caractérisés par des slogans islamistes, plusieurs signaux montrent qu'il faudra peut-être compter tout autant avec les partis religieux. soit parce qu'ils constituent, après des années de lutte contre le régime, une "marque repère" dans le nouveau contexte politique pluraliste (comme les Frères musulmans en Egypte), soit parce que dans un contexte plus chaotique encore (comme en Libye) des acteurs avancent des référents culturels forts, à l'image de la charia, en dépit des réactions que ces mentions ne manquent pas de provoquer au nord de la Méditerranée. Et il n'est pas exclu que nous redécouvrions cette force structurante des acteurs religieux jusque dans des pays où on les croyait réduits par la force depuis longtemps (voir à cet égard Thomas Pierret, Baas et islam en Syrie. La dynastie Assad face aux oulémas, PUF, Paris, 2011).
On peut appréhender ces éléments soit comme symptômes, soit comme enjeux. Comme symptômes, ils prennent une allure alarmiste et conduisent à une analyse figée des sociétés arabes : décidément, cette partie du monde n'est pas faite pour la démocratie, et ceux qui se sont réjouis un peu vite de la disparition des régimes anciens, croyant en la spontanéité des soulèvements observables, auront été bien naïfs. Cette ligne sceptique existe, notamment dans une Amérique du nord (Canada compris), située plus loin de l'épicentre des événements récents, et en bien moindre interaction sociale avec les populations qui en sont issues. Elle peut conduire à préférer des acteurs issus de coups de force autoritaires mais supposés fiables et prévisibles, à des acteurs issus de processus démocratiques, mais dont le label islamiste est jugé inacceptable.
Vu comme des enjeux politiques et non comme des symptômes culturels, ces mêmes situations présentent plusieurs défis – et donc plusieurs opportunités – que la proximité des sociétés européennes avec les sociétés du Sud-méditerranéen nous imposent de relever ensemble.
Enumérons-en simplement trois ici :
1- l'établissement au Sud de la Méditerranée d'une vie politique enfin pluraliste, qui dégagera des nouvelles marges de manœuvre économiques, sociales et culturelles dans le voisinage stratégique immédiat de l'Union Européenne.
2- la normalisation indispensable des partis religieux dans ce processus politique. Oublions un instant le cliché qui oppose un "modèle turc" à un "modèle iranien", pour rappeler l'importance de voir des partis religieux, qui de toute façon ne disparaîtront d'un coup de baguette magique, accepter le pacte démocratique, c'est-à-dire remettre leur mandat en jeu après une victoire électorale, accepter la défaite, se livrer au jeu des coalitions ou des alliances (relisons à cet égard Ghassan Salamé (dir.), Démocraties sans démocrates. Politiques d'ouverture dans le monde arabe, Fayard, Paris, 1994). Face à la contradiction apparente de prêches virulents, de messages inquiétants, et d'autre part de déclarations d'intentions plus apaisantes, il est important d'aider à construire les cadres de ce nouveau pacte démocratique. Pour paraphraser les mots prêtés à François Mitterrand à propos de Mikhaïl Gorbatchev dans les années 1980, l'important n'est pas que ces nouveaux acteurs – en l'occurrence les partis religieux - soient sincères, mais que tout se passe comme s'ils étaient sincères.
3- Enfin, il nous faudra en Europe réussir la réinvention de la relation avec ces nouvelles classes politiques plurielles, forcément différentes des relations avec des régimes en situation de monopole, jadis incarnés par un individu érigé en interlocuteur unique. Dans cette réinvention de la relation au monde arabe, la France a un rôle à jouer, comme elle l'a revendiqué elle-même depuis longtemps, par exemple lors du discours de Jacques Chirac à l'Université du Caire en avril 1996. Mais c'est collectivement que les Européens devront démontrer leur capacité à sortir d'un discours timoré, et à prendre la mesure des enjeux plutôt que de s'effrayer de symptômes.
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