jeudi 9 octobre 2014

Les leçons de l’émergence de l'Etat islamique





Les gains territoriaux rapides de Daech au Proche-Orient s’imposeront sans peine (avec la crise ukrainienne et celle de Gaza notamment), parmi les événements internationaux marquants de l’année 2014. A ce stade, plusieurs réflexions, sans doute provisoires, méritent d’être menées.

En premier lieu, la relativisation stratégique du Proche-Orient, souvent annoncée en 2013 au profit de l’Asie, n’est plus qu’un lointain souvenir. La situation syrienne, celle de l'Irak, l’incertitude égyptienne, mais aussi la nouvelle crise de Gaza dans l’été, ont témoigné une nouvelle fois et de façon dramatique, de la centralité persistante de cette zone aux déséquilibres tenaces, aux conflits non réglés. 

Ensuite, l’irruption de Daech dans le paysage démontre à la fois les impasses de l’Etat failli ou effondré, laissant un vide vite rempli par des entrepreneurs identitaires (en l’occurrence sunnites) dont la violence extrême s’affiche comme substitut voire comme remède aux systèmes claniques précédents (en l’occurrence chi’ites). N’en tirons pas, naturellement, la conclusion qu’il aurait fallu préserver les deux systèmes baasistes dans ce qu’ils avaient eux-mêmes d’extrême. Mais admettons que rien de viable n’a encore été construit sur les ruines du premier (en Irak), ni pour répondre à la fuite en avant du second (en Syrie).
Par ailleurs, l’affaire Daech a mis en lumière l’ambiguïté comme mode opératoire essentiel de la plupart des systèmes diplomatiques moyen-orientaux. 

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mercredi 8 octobre 2014

A.J. Bacevich, The New American Militarism


A.J. Bacevich, the new American Militarism. How Americans Are Seduced By War, Oxford University Press, Oxford, 2013

Voir les autres notes de lecture dans la Lettre de l'IRSEM n°6 - 2014


En 2005, dans la première édition de ce travail, Andrew Bacevitch  nous expliquait, après le déclenchement de deux guerres américaines en Afghanistan et en Irak, pourquoi les Etats-Unis s’étaient fondamentalement, culturellement, durablement construits sur la militarisation de la société, ce qui allait, en toute logique selon lui continuer de favoriser les interventions militaires extérieures. Huit ans plus tard et sous le second mandat de Barack Obama, l’auteur persiste et signe, restituant presque intact son premier jet augmenté d’une mise à jour. Obama ne corrige pas à lui seul le militarisme américain, ne le peut pas, ne le souhaite pas. Très critique vis-à-vis de ce « mariage entre un esprit de caste militaire et un esprit d’utopie » (à la fois ancré dans le passé et objet de consensus bipartisan (p.3), Bacevitch, auteur de nombreux ouvrages de stratégie (Washington Rules, The Limits of Power, The End of American Exceptionalism…), en dresse la sociologie et les limites. Réponse de certains groupes au traumatisme du Vietnam, favorisé par les segments les plus religieux de la société, entretenu par Hollywood, le militarisme excessif (et ses rhétoriques dangereuses, comme cette « guerre contre la terreur » qualifiée de « quatrième guerre mondiale » - après la guerre froide qui aurait été la troisième), n’a plus permis de gagner de guerre véritable depuis 1945. Au fil des portraits de généraux et de politiques, l’auteur nous brosse le tableau d’une impasse et propose dix préconisations en fin d’ouvrage, qui culminent avec un appel au retour du soldat citoyen. On peut douter de certains pronostiques (le fossé de puissance entre les Etats-Unis et ses poursuivants reste bien profond, contrairement aux prédictions de 2005), de certains parallèles étranges (Reagan héritier de Wilson et de Roosevelt), contester l'hypothèse d’ensemble (car Obama semble tout de même, malgré les drones et les cyber-attaques, nettement moins portée sur l’action militaire que son prédécesseur). Mais Bacevitch a une thèse, et il la défend âprement, avec conviction et talent.

J. Soeters, P.M. Shields, S. Rietjens (dirs.), Routledge Handbook of Research Methods in Military Studies


J. Soeters, P.M. Shields, S. Rietjens (dirs.), Routledge Handbook of Research Methods in Military Studies, Routledge, Londres, 2014

Voir les autres notes de lecture dans la Lettre de l'IRSEM n°6-2014

Ce nouveau manuel de l’éditeur Routledge (Londres) a tous les atouts pour devenir le livre de chevet des doctorants civils ou militaires, des auditeurs de l’Enseignement Militaires Supérieur, et de bien d’autres encore. Eminemment épistémologique, il revient sur la méthodologie permettant de saisir la spécificité du contexte militaire, à partir des approches qualitatives ou quantitatives. Poursuivant en cela le travail déjà remarquable dirigé par H. Carreiras et C. Castro en 2012 (Qualitative Methodes in Military Studies, Routledge), l’ouvrage reprend des débats certes connus des chercheurs (comment faire de la recherche scientifique en milieu conflictuel, comment communiquer entre chercheurs et militaires, comment accéder aux données dans un domaine sensible…), mais y ajoute des éclairages bienvenus. Jusqu’où faut-il pousser la réflexivité (ou réflexion sur sa propre démarche et son efficacité, par E. Ben-Ari), comment retracer les processus décisionnels dans les études de cas (P. Vennesson et I. Wiesner), que faire des égo-documents (comme les récits par des militaires de leurs propres campagnes, par exemple – par E. Kleinreesink), comment faire parle le net dans la recherche anti-terroriste (R. Brooks)…
On retient également les interrogations de F. Baudet et E.A. Sibul sur la place de l’histoire dans l’analyse militaire, les remarquables leçons afghanes de W. Maley sur l’étude des populations locales (voir sur ce point un autre manuel de Routledge, S. Carlton-Ford et M.G. Ender, The Routledge Handbook of War and Society, 2013), toute la partie sur l’approche quantitative, et l’analyse de P.M. Michels et T.A. Whetsell sur la publication des études militaires. Les bibliographies en fin de chapitres sont précieuses, l’ensemble (27 contributions) laisse peu de sujets de côté, et vient compléter encore l’effort notable de cet éditeur britannique pour baliser la tradition des military studies.


Du "choc des civilisations" au révisionnisme régional

Editorial de la Lettre de l'IRSEM n°6 2014

Il y a maintenant plus de vingt ans dans la revue Foreign Affairs (Eté 1993, Vol. 72, N°3), Samuel Huntington signait son célèbre article sur le choc des civilisations, lançant ainsi une polémique durable. Le simplisme de sa vision, le flou du concept de civilisation sous sa plume (lequel prenait tour à tour le visage d'une alliance, d'une religion, d'une zone géographique ou parfois d'un État isolé - comme le Japon), les erreurs politique qu’il a justifiées, ont peu à peu marginalisé ce travail dans le monde académique (dont Huntington est pourtant issu). Mais nullement dans le débat public, où cet idiome resurgit presque chaque fois qu'une dimension religieuse ou ethnique transparaît dans un conflit. Rééditées après le 11 septembre 2001 (et présentées comme 'annonciatrices' des attentats), les thèses huntingtoniennes ont depuis été convoquées régulièrement. Il n'en reste pourtant rien à la lumière de l'actualité récente.

Les guerres à venir, nous disait Huntington, mettront aux prises des « civilisations », identités, cultures rivales, que rien ne peut plus amener à coexister, et qui voudront s'exclure mutuellement jusqu'à annihilation de l'autre. Il faudrait une singulière mauvaise foi aujourd’hui pour qualifier de choc de civilisations les rivalités entre sunnites et chi'ites au Moyen-Orient, ou la situation dans l'est de l'Ukraine. Ces situations opposent en effet des acteurs que le politologue américain classait jadis dans la même "case" civilisationnelle : le monde "islamique" pour les uns, "slave-orthodoxe" pour les autres. Passons sur les conflits africains, dont les protagonistes sont situés sur un continent qu'Huntington hésitait même à qualifier de civilisation. C'est bien au contraire la proximité culturelle de ces acteurs qui frappe, et la dimension proprement politique de leurs affrontements qui prévaut.

La grande menace qui pèse sur l'Occident, nous disait-on encore, résiderait dans une possible alliance "islamo-confucéenne", c'est-à-dire entre la Chine et le monde musulman. La situation dans le Xinjiang, pour dire le moins, n'en est pas annonciatrice. Le salut face à cette conjuration, promettait-on, était dans amarrage plus fort au sein de la « civilisation occidentale », des pays charnières situés inconfortablement aux confins de ces mondes, comme la Turquie, qui nous appelleraient à leur secours. La rhétorique actuelle du président Erdogan ne va pas tout à fait dans ce sens.

Si l'apocalypse d'une grande guerre civilisationnelle n'a pas eu lieu, on aurait tort néanmoins de se contenter de savourer la caducité des théories d'Huntington. Car les défis auxquels nous sommes confrontés sont plus complexes encore que cette carte des civilisations dont le mérite (qui a fait son succès) était d'être accessible à la compréhension de tous, y compris des moins informés.

Nous découvrons désormais un phénomène que l'on pourrait résumer en le qualifiant de révisionnisme régional, et qui touche plusieurs zones de la planète. Quelles en sont les caractéristiques ? En premier lieu, des acteurs aux identités proches et ayant autrefois coexisté, revendiquent ou imposent au nom de l'histoire la révision des frontières actuelles. En Crimée, l’annexion russe viendrait ainsi sanctionner un droit historique bafoué provisoirement par les errements d’une période soviétique. Dans l’est de l’Ukraine, sans annexion toutefois, on avance également les droits de populations russophones. beaucoup plus loin en Mer de Chine du Sud, les revendications territoriales (notamment chinoises) et l’invocation de l’histoire, servent cette fois à contester des frontières maritimes. En Irak et en Syrie, c’est un mouvement armé se revendiquant d’une religion, et non plus un Etat, qui raye les frontières actuelles au nom d’un « Califat », dans une allusion historique là encore.

Ces tensions – c’est le deuxième point – n’ont rien de « civilisationnel », car on peinerait à qualifier ainsi les ruptures entre sunnites et chi’ites, entre Kiev et Moscou, en Pékin et Taipei (ou même d’autres capitales voisines, comme Manille ou Hanoï). Tout au plus pourrait-on plaider un choc entre civilisations confucéenne et japonaise sur les îles Diaoyu / Senkaku, mais admettons qu’on s’éloignerait fort de l’esprit principal des écrits d’Huntington…

Surtout, ces conflits, ces revendications, les acteurs qui les expriment, remettent en cause les frontières et contestent ainsi un droit international réduit à un héritage passé jugé illégitime, tandis que les acteurs qui l’avaient imposé ont disparu, ou sont jugés en déclin. Il s’agit donc d’un mouvement révisionniste, d’origine étatique ou non étatique. Etatique, lorsque l’on bafoue les frontières européennes ukrainiennes ou lorsque l’on rejette la lecture classique de la convention de Montego Bay en Asie. Non étatique, avec le caractère transnational des jihadistes au Sahel à partir du sud de la Libye, avec Daesh en Irak/Syrie, avec les dépassements frontaliers des shebab somaliens, ou ceux de Boko Haram à partir du Nigéria.

En s’en tenant aux théories huntingtoniennes d’un choc des civilisations, on commet au moins trois erreurs dans l’appréciation de ce phénomène. 1- On en fait une lecture culturelle alors qu’il demeure éminemment politique. 2- On y voit une rupture novatrice alors qu’il s’agit d’un révisionnisme ayant le passé pour référent principal. 3- On l’imagine d’abord en danger global, en sous-estimant le fait qu’il vise d’abord à une redistribution régionale des cartes, ciblant en priorité des régimes précis et géographiquement proches. Un ordre international est aujourd’hui contesté, cette contestation prend différentes formes et mobilise différents types d’acteurs, unis dans un esprit de révisionnisme. Il importe d’en prendre la mesure.