mardi 30 avril 2013

Penser l'influence

Penser l'influence

Voir l'ensemble du dossier dans la Lettre de l'IRSEM n°3 - 2013

Il n’est pas mauvais, à l’heure où l’on se penche sur la nécessité de développer des politiques d’influence, d’opérer un retour aux définitions. Dans le Lexique de science politique dirigé par Olivier NAY (Dalloz, Paris, 2011, 2e édition), Johanna SIMEANT nous rappelle opportunément ces quelques caractéristiques simples mais lourdes de conséquences lorsqu’on les applique à l’international : l’influence, résume-t-elle, « désigne certains processus de fabrication de l’obéissance et du consentement qui ne reposent pas, en dernière instance, sur la coercition […] L’influence s’appuie sur le capital de celui qui l’exerce, qu’il s’agisse du capital social (réseaux) ou économique (capacité à rétribuer) ».
Rien d’insolite à tout cela, et pourtant au moins trois points essentiels : a) l’influence signifie bien la capacité relationnelle d’agir sur d’autres (notamment par des réseaux), des autres qui n’auraient pas fait seuls ce qu’on les a poussés à faire (« processus de fabrication ») ; b) l’influence est le contraire de la coercition, donc de l’utilisation de la force, même si l’existence de cette dernière n’est pas absente ; c) surtout, l’influence repose sur une capacité à rétribuer, à récompenser, à faire comprendre à un acteur tiers qu’il est de son intérêt de suivre une démarche précise, à la fois parce qu’elle est opportune, parce qu’il en sera récompensé, et parce que celle-ci le place du côté d’un autre acteur important. En d’autres termes, l’influence sera fonction de la rencontre entre les ressources de l’influenceur et l’utilitarisme (ou le réalisme politique) de l’influencé. Soyons plus clair encore : pas d’influence sans capacités, pas d’influence sans capital, politique ou autre. De quelles capacités est-il question au juste ?

 

Définir les ressources de l’influence

Dans notre Cahier de l’IRSEM n°1, consacré en 2010 à l’influence française à Bruxelles, Frédéric RAMEL distinguait influence de position, influence de comportement, et influence de réputation. La première peut correspondre à la présence structurelle d’un État dans le système international (langue utilisée, nombre et localisation des agents dans les OIG, poids de ces agents dans les décisions importantes, dans la préparation de ces décisions, dans la communication sur ces décisions…) ; la deuxième est celle qui permet, grâce à un savoir faire, d’obtenir des résultats, des orientations (mise sur agenda, arbitrages, adoption de réglementations…) ; la troisième correspond à la perception par les autres acteurs d’une influence donnée, perception qui peut d’ailleurs sous-estimer ou surestimer l’influence de position réelle, et qui détermine l’intérêt que l’on peut avoir à la suivre.
 Dans tous les cas de figure, plusieurs leçons doivent être retenues. 1- L’influence d’un État ne se décrète pas, mais s’entretient, se construit sur le long terme, et sur des registres variés ; 2- Il n’y a influence d’acteur que s’il y a conscience d’acteur : une influence se construit à partir d’un centre de décision producteur d’une politique assumée, elle n’est pas donnée ; 3- Il n’y a influence que s’il y a volonté et stratégie d’influence, avec définition de priorités : l’influence n’est pas synonyme de simple reconnaissance ni « d’autorité naturelle », elle cible des objectifs, les classe, les poursuit, évalue les résultats obtenus. Lorsqu’il s’agit d’un État, l’influence fait bien l’objet d’une politique publique ; 4- Il n’y a influence que s’il y a relais d’influence : l’influence est un processus « top-down », qui  détermine des grandes lignes d’un message à diffuser à travers des réseaux – lesquels doivent donc exister, et être en état de marche (think tanks, entreprises, personnes ressources…).

Questionner l’influence

 Nous en arrivons donc à la considération que le concept d’influence ne se suffit pas à lui-même comme simple incantation. Il implique qu’on se penche sur ses objectifs, sur ses moyens, sur sa mise en œuvre. Cela suscite une autre série de questions.
 En premier lieu, qu’attend-on de l’influence ? En attend-on la reconnaissance générale d’un statut ou d’un rang per se ? (être considéré comme une grande puissance, comme un « État qui compte », sans objectif plus précis ? On a souvent soupçonné la France de ce « syndrome de classe » dans la société internationale). En attend-on la possibilité plus utilitariste de faire partie des États qui font les règles du jeu dans un certain nombre de champs précis, comptant ainsi parmi les puissances structurantes du système international, capables de formuler les normes et pratiques en vigueur, et ainsi orienter ces dernières vers ses intérêts propres ? C’est alors la vision de la « puissance structurelle » jadis théorisée par Susan Strange, qui voyait quatre domaines clefs pour la transformation de l’influence en puissance : sécurité (militaire), production (industrielle), finance, et connaissance (S. Strange, States and Markets, 1988). C’est davantage le soupçon qui pèse traditionnellement sur les États-Unis, capables en outre de transitivité entre ces domaines, et de s’appuyer sur l’un pour conquérir davantage d’influence dans l’autre. En attend-on enfin des avantages plus précis, plus ponctuels encore, qui ne nécessiteraient pas une reconnaissance permanente, mais simplement la possibilité d’agir sur des leviers sectoriels donnés, à un moment t, pour obtenir satisfaction sur un dossier (remporter un contrat à l’exportation par exemple) ? Il s’agirait dans ce cas d’une influence « chirurgicale », par opposition à l’influence structurelle ou permanente. Trois lectures de l’influence, trois cultures peut-être aussi.
 En second lieu, quelles sont les conditions à remplir pour exercer une influence ? Une croyance toujours vivace, chez bon nombre d'États, consiste à estimer que la première condition de l’influence demeure la présence. Ainsi le réseau diplomatique français (deuxième du monde avec 162 ambassades fin 2012), couplé à la présence militaire mais aussi culturelle (francophonie) et économique, est-il présenté comme un signe d’influence. L’hypothèse est alors posée que l’influence procède d’une permanence, elle-même facilitatrice d’intervention. D’autres font le calcul que la présence institutionnelle ne garantit plus à elle seule l’influence : ils préfèrent compléter par, ou sous-traiter cette présence à, des relais qui vont du think tank à l’ONG (voir le papier d’Elodie Convergne dans le dossier de cette Lettre). Les objections à ces deux équations ne manquent pas. La France est-elle particulièrement influente en Amérique centrale du fait de sa présence caribéenne ? Est-elle plus influente à l’échelle globale que la Chine parce qu’elle compte davantage d’ambassades ? Les think tanks suédois pourtant réputés (comme le SIPRI) font-ils de Stockholm un acteur politique mondial incontournable ? La Chatham House et l’IISS de Londres comblent-ils à eux seuls la réduction du format d’armée britannique ?
 Dans tous les cas, et au-delà de la polémique, un point d’accord subsiste : l’influence est un savoir-faire qui ne s’improvise pas. Elle nécessite une formation spécifique des agents (à la communication, au multiculturel, à l’interaction, à la logique de réseau) ; une veille sur les postes d’influence à pourvoir et sur les viviers de personnes ressources capables de les occuper ; une capacité à identifier ces postes dans des lieux clefs (UE, OTAN, ONU…), qui le plus souvent résident moins dans les postes prestigieux dont l’obtention a un coût politique, que dans les postes « d’entrée-sortie » permettant d’agir en amont et en aval de la décision ; du temps consacré à l’animation de réseaux et à procurer à leurs membres des raisons d’y contribuer. Sans la mise en œuvre d’une telle politique de A à Z, décréter que l’on doit avoir de l’influence est bien illusoire.

De la spécificité de l’influence militaire

Doit-on, dans ces considérations générales sur les mécanismes d’influence, accorder une place  particulière à la diplomatie d’influence militaire ? Quatre mentions spéciales nous semblent utiles ici. 1- En premier lieu, l’importance des réseaux d’influence propres au monde militaire doit être soulignée. Les liens des militaires égyptiens et tunisiens, au moment des premières révolutions arabes, avec leurs homologues occidentaux, ont joué un rôle déterminant (sur ces questions, lire Hazem KANDIL, Soldiers, Spies and Statesmen: Egypt's Road to Revolt, Londres, 2012 – ou notre Champs de Mars n°23 - 2012 sur « La place et le rôle des armées dans le monde arabe contemporain »). Le dialogue entre responsables d’armées, le rôle des formations militaires (productrices de réseaux sur lesquels il est possible de mieux capitaliser), l’interaction qui peut se jouer dans des processus aussi cruciaux qu’une réforme du secteur de sécurité (RSS), sont autant de relations d’influence qui méritent d’être pensées (elles le sont en partie), voire théorisées au sens d’une réflexion systématique. 2- L’influence militaire a ses lieux précis, qui peuvent parfois recouper les lieux politiques « civils » (bruxelles pour l’UE, Washington, Londres…), mais aussi avoir leur cartographie propre, formelle comme informelle. Cette cartographie, pour connue qu’elle soit des militaires, mérite d’être reprise explicitement, pour y définir des priorités et pourquoi pas des innovations. 3- Tout comme les acteurs politiques et diplomatiques, mais sans doute plus encore au contact de ce phénomène que ces derniers, les militaires se trouvent en concurrence, sur le terrain de l’influence, avec des entités non étatiques disposant de réseaux sociaux difficiles à contrer à l’heure de la guerre au sein des populations. La « force du lien faible », les solidarités communautaires transnationales dont la puissance dans beaucoup d’états effondrés surpasse celle de l’allégeance citoyenne, des médias au discours délibérément non-consensuel et affectif, donnent à des mouvements, à des groupes ou à des milices optant pour l’éthique de conviction, une panoplie d’outils d’influence difficiles à contrer pour un acteur caractérisé par son statut de représentant d’un État souverain, et tenu en cela par une éthique de responsabilité. Il importe, là encore, de réfléchir encore et toujours à ce que peut signifier le concept et la pratique de l’influence en ce contexte précis. 4- Enfin, il importe de ne pas tenir l’acteur militaire à l’écart des réflexions sur l’influence destinées aux acteurs politiques et diplomatiques. Favoriser les aptitudes à la socialisation informelle et à la mise en réseau, encourager l’intérêt pour le débat intellectuel et scientifique de type think tank, sont aussi des priorités pour les militaires. Connecter davantage encore les attachés de défense à l’ensemble de la politique d’influence, par exemple pour l’accueil et la valorisation de missions de conférenciers sur les questions stratégiques, permettrait de tirer profit de leur compétence dans ce domaine. Dans le cas des attachés de défense français, celle-ci est avérée, et beaucoup d’entre eux, dans des contextes variés, ont contribué à cette réflexion au cours de longues conversations : qu’ils en soient remerciés chaleureusement ici.
L’influence se définit soigneusement, mais elle ne se décrète pas. Elle se prépare et s’entretient, mais ne peut tourner à vide. Elle a ses objectifs, qui doivent être définis. Elle a ses acteurs, qui doivent être formés et avoir des instructions. Elle a ses interlocuteurs, qui doivent trouver de l’intérêt à se laisser influencer, et ses concurrents, qui tenteront la surenchère. Elle se pense et s’adapte en permanence, dans une tâche de longue haleine.

vendredi 5 avril 2013

Intérêt de possession, intérêt de milieu, intérêt de crédibilité

Intérêt de possession, intérêt de milieu, intérêt de crédibilité
Que signifie, pour un Etat, le fait de « défendre ses intérêts » sur la scène mondiale en ce début de XXIe siècle ? Alors que le dossier de cette nouvelle lettre de l’IRSEM, réalisé par Pierre Journoud, pose la question des intérêts de la France et de l'Europe en Asie, à l’heure surtout où la France s’interroge sur ce point et ses partenaires européens avec elle, il  n’est pas inutile de revenir sur ce concept. plusieurs approches de sciences sociales – l’approche constructiviste en tête – nous ont abondamment mis en garde contre cette notion présentée tour à tour comme subjective, biaisée, et donc dangereuse. Si pour les uns (on pense à plus particulièrement aux Réalistes) la notion d’intérêt est centrale, et découle du calcul rationnel de l'Etat cherchant à assurer logiquement sa survie et à maximiser sa puissance dans un contexte international anarchique et conflictuel, pour d’autres elle apparaît « construite » de toutes pièces : l’intérêt, fût-il national (et tout comme la sécurité) ne serait que ce que l’on veut bien en faire, pour paraphraser Alexander Wendt à propos de l’anarchie (« Anarchy is what states make of it: the social construction of power politics »,  International Organization, n°46, printemps 1992). Le « on » renvoyant aux plus hautes autorités de l'Etat, faisant partager leur discours à une population donnée. Ainsi François Mitterrand et Jacques Chirac ont-ils décidé, à trois ans d’intervalle (1992 et 1995) que l’intérêt national résidait tour à tour dans la suspension des essais nucléaires… puis dans leur reprise.
Si cette approche critique a le double mérite de nous mettre en garde contre les idées reçues et donc de nous inciter au débat, c’est toutefois un autre point de départ que nous choisirons ici. Car l’intérêt, en matière stratégique, n’est pas monolithique : il se décline. Nous en aborderons au moins trois aspects, comme autant de pistes de recherche possibles pour la réflexion à venir. Avant cela, mettons de côté la survie : elle est naturellement hors catégorie, et dépasse largement la notion d’intérêt, sauf à considérer qu’elle représente l’intérêt suprême. Il est du devoir d’un Etat, dans les relations internationales, de tout faire pour s’acquitter de cette tâche qu’est l’assurance de la survie de sa population, dans un Pacte hobbesien qui reste d’actualité mais se trouve singulièrement compliqué par les nombreuses définitions de cette survie : survie physique en tant que nation, survie politique en tant que nation libre, survie diplomatique et économique en tant que puissance, survie sociétale en tant que culture, etc. Dans le cas français, la dissuasion permet de traiter la première définition, la défense, la diplomatie et l’économie, entre autres, permettent de traiter les suivantes.
Revenons à l’intérêt, pour y distinguer trois composantes possibles. La première concerne ce qu’il est convenu d’appeler en science politique l’intérêt de possession : celui-ci renvoie à l’importance qu’il y a, pour une entité donnée, à posséder, à contrôle des ressources essentiellement matérielles (territoriales ou maritimes, humaines, énergétiques, agricoles, matière ou stratégiques, etc.). La poursuite de ce type d’intérêt de possession nous ramène presque immanquablement à la pratique d’un jeu à somme nulle où tout ce qui est possédé par l’un est nécessairement perdu pour l’autre. Elle a donc mauvaise presse en Europe où elle rappelle, entre autres, les partages territoriaux entre Allemagne et Russie, la question d’Alsace Lorraine avec la France, les rivalités entre puissances coloniales, pour ne citer que ces exemples. Il ne faudrait pas pour autant oublier que cette conception continue de prévaloir ailleurs, où la course aux ressources énergétiques demeure l’obsession première de plusieurs politiques étrangères, où l’eau, les terres rares, l’acquisition de terres agricoles, continuent de motiver les relations extérieures.
La seconde déclinaison réside en l’intérêt de milieu, qui s’oppose précisément à l’intérêt de possession. Plutôt que de raisonner en termes de compétition pour des ressources, il conviendrait ici de raisonner en termes de construction d’un système de coopération, en mesure de bâtir durablement un milieu international (ou régional) partagé, propice à la paix, à la prospérité, à l’investissement, car stable et doté d’un climat de confiance entre les acteurs. Aussi libérale que la précédente était réaliste, cette approche est plus appréciée de notre côté du monde, car réputée éclairée (à raison), fondée sur la réconciliation ou l’entente, et surtout mieux adaptée aux contraintes actuelles qu’une approche qui impliquerait une course aux armements. Mais il convient de se souvenir qu’un « milieu » ne se décrète pas seul. Il procède d’une interaction, se bâtit à plusieurs, et ne peut donc faire l’objet d’un vœu d’autant plus pieu qu’il serait unilatéral. C’est bien là, d’ailleurs, que l’approche réaliste réplique : ériger « la paix », « la prospérité » ou « la coopération » comme autant d’intérêts sans plus de précision, revient à un idéalisme dangereux, si d’autres, en face, n’ont pas l'intention de les bâtir avec nous. Ils n’auront cette intention que s’ils y trouvent leur compte, c'est-à-dire si cette coopération avec nous représente une alternative crédible à d’autres aventures.
C’est sur ce dernier point, en réalité, que les deux approches par la possession et le milieu se trouvent réconciliées par une troisième : celle qui raisonne en termes d’intérêt de crédibilité. Sans crédibilité, un acteur ne participe pas à la construction de son milieu. Pire encore, sans crédibilité, ses possessions ou positions acquises deviennent vulnérables. La crédibilité passe certes par la démonstration d’une volonté et par la pédagogie d’un discours, mais aussi par l’efficacité d’un instrument qui sera en mesure : a) de mettre en œuvre les intentions affichées pour construire un milieu stable, b) de préserver les atouts stratégiques dont on dispose pour ce faire. Sans crédibilité, toute posture est vaine. Sans crédibilité, toute proposition pour un environnement international pacifique peine à se faire entendre. Ce qui nous ramène bien entendu à l’instrument militaire. Un instrument militaire puissant mais qui ne serait pas mis au service d’un intérêt de milieu fondé sur l’esprit de responsabilité partagée, serait condamné à aller contre le cours de l’Histoire. Mais un esprit de responsabilité qu’aucun instrument ne permettrait de déployer, d’appliquer et même de protéger, serait pure chimère.
Pour défendre ses intérêts, il faut certes que ces intérêts soient pertinents et pensés pour être adaptés aux impératifs stratégiques du moment, impératifs que l’on situera sans hésitation davantage du côté de la construction collective d’un milieu stable, que du côté de la course belliqueuse à la possession individuelle. Mais il faut ensuite que la poursuite de cet intérêt s’appuie sur des atouts qui rendent la démarche crédible. La SDN, dans les années 1930, est morte de l’avoir oublié. L’intérêt de possession, l’intérêt de milieu, l’intérêt de crédibilité, constituent un triptyque quasi inséparable : sans la conservation du troisième, il est presque impossible de défendre les deux autres. Conserver une crédibilité demeure donc un élément incontournable de l’intérêt national.