mercredi 23 juillet 2014

Ariel Colonomos, La politique des oracles. Raconter le futur aujourd’hui


 
Ariel Colonomos, La politique des oracles. Raconter le futur aujourd’hui, Albin Michel, Paris, 2014
Retrouvez les autres notes de lecture dans la Lettre de l'IRSEM n°5-2014

On demande (trop ?) souvent aux savants de prédire le futur pour le compte des décideurs. Au point que le futur est devenu un marché et donc une compétition. Prédire l’avenir avec force est aussi une façon de le déterminer (et donc une manipulation). Le futur est désormais un récit en soi, voir loin est un devoir, mais voir juste reste un luxe. Etudes de cas à l’appui, Ariel Colonomos nous livre une sociologie des oracles, de leurs pythies et de leurs commanditaires, depuis le temps des superstitions jusqu’à celui des think tanks. Pour des raisons évidentes, cela intéresse directement la réflexion stratégique, elle-même sujette aux « scénarios », à la « prospective », aux « anticipations ». L’auteur avait d’ailleurs organisé un colloque au CERI en 2012, soutenu entre autres par l’IRSEM, sur ce thème (Predictions for International Security: The Knowledge Practice Enigma).

Qui sont les experts de la futurologie ? A. Colonomos en dresse quelques portraits ici, comme ceux d’Alvin Toffler, d’herman Kahn, ou en France de Bertrand de Jouvenel. Doit-on privilégier, pour reprendre la distinction d’Isaiah Berlin, l’expertise des hérissons (qui ne voient le monde qu’à travers quelques règles et spécialités), ou celle des renards (généralistes qui à l’inverse refusent les schémas monographiques et les idées simples) ? Si la domination des hérissons, selon l’auteur, semble forte dans le monde anglo-saxon, il se pourrait bien que les renards l’emportent en France (selon nous…). Pourquoi ce besoin d’anticiper l’avenir ? A cause des tensions internationales qui inquiètent et exigent de savoir comment s’y préparer ? Parce que le modèle économique libéral y pousse ? Et avec quels instruments ? Simulations, indicateurs ou « rapports d’experts » (le Global Trends  de la CIA est épinglé ici) ne sont jamais neutres, et construisent en partie, par leurs présupposés ou objectifs initiaux, les conclusions à venir. Ils ont leurs vedettes du moment et leurs modes (comme le « What if ? » de l‘histoire contrefactuelle, ou « que se serait-il passé si… ? [si l’histoire avait évolué autrement] ». ils ont leurs hantises : la linéarité (demain sera-t-il le prolongement d’aujourd’hui et donc d’hier ?), le couple rupture / continuité (assistons-nous à une rupture systémique ?), la spécificité d’une aire culturelle (cette région peut-elle s’analyser selon des lois internationales générales, ou dois-je avoir recours à ses seuls spécialistes ?), le risque pays (que risqué-je en y investissant ?), le développement (est-il économiquement porteur d’y investir encore ?), etc.

Les oracles ont aussi leur bilan, sur quelques grands tournants de l’histoire que presque personne, malgré les moyens déployés, n’avait su annoncer. La chute de l’URSS en constitue évidemment un exemple célèbre (p.108 et sqq.), dont Karl Deutsch avait été l’un des rares à déceler les signaux (Karl Deutsch, "Cracks in the Monolith: Possibilities and Patterns of Disintegration in Totalitarian Systems," in C.J. Friedrich, Totalitarianism, Harvard University Press, 1954). A partir de cette fin surprise de la guerre froide, l’auteur revient sur la sociologie du débat universitaire, sur la difficulté qu’il y a à exprimer publiquement la croyance en une rupture quand bien même on la voit venir, la difficulté à « oser se tromper », et à défier le « ralliement au pari de la majorité » (p.129). Si le cas soviétique montre la difficulté des généralistes des relations internationales à penser le changement de système, l’évolution du monde arabe illustre la difficulté des area studies à innover conceptuellement (R. Khalidi y avait annoncé en 1985 la fin des dictatures et en tout cas le sursis des élites, d’ici à dix ans). Le cas chinois, obsessionnel aujourd’hui et qui mobilise une grande partie des ressources investies dans les oracles modernes, souligne l’omniprésence, chez les décideurs, de la question de la confiance : « peut-on leur faire confiance ? ». la même question se posait sur Gorbatchev dans les années 1985. Dans ce marché de l’oracle, les think tanks fascinent. A. Colonomos en fait, là aussi, une sociologie passionnante, chiffres, cartes, données à l’appui, dans l’un des meilleurs passages de ce livre. Contrairement aux idées reçues qui peuvent circuler à cet égard en Europe, le think tank américain n’est pas cette structure souple, récente, moderne et adaptable : il est bien davantage marqué par la permanence (les plus grands think tanks américains sont nés dans la première moitié du XXe siècle et les nouveaux venus sont peu nombreux dans ce cercle fermé). Les think tankistes sont généralement des mâles baby-boomers (donc déjà âgés), issus des grandes universités proches de Washington, délivrant des analyses au nom du patriotisme et articulées autour de l’idée d’intérêt national.

plusieurs questions importantes ressortent de la lecture de ce livre. On peut d’abord se demander si les success stories  existent : des grands événements improbables ont-ils déjà été annoncés par des experts, et ceux-ci ont-ils été écoutés ? A. Colonomos évoque Peter Singer (Brookings Institution) dont  la thèse doctorale annonçait une tendance à la privatisation des armées. On pourrait aussi songer, en France, à Gilles Kepel luttant contre le scepticisme de l’université pour entamer finalement, grâce à Rémy Leveau, une thèse sur le mouvement islamiste égyptien qui assassinera Anouar el-Sadate quelques mois plus tard (thèse qui donnera l’ouvrage Le prophète et le Pharaon en 1984). Mais ont-ils été entendus en leur temps, ont-ils changé la politique menée ? on peut également s’étonner du fossé qui existe souvent entre d’une part l’exigence d’utilité sociale adressée à l’expert (« à quoi servez-vous si vous n’êtes pas capable de me dire avec précision ce qui arrivera ? »), et d’autre part la difficulté des commanditaires à organiser les canaux d’exploitation des expertises ainsi livrées : qui prend le temps de lire ou faire lire des travaux épais, qui prend le risque de consacrer un service à la lecture des travaux qui pourraient être utiles, ou d’aller à la rencontre de leurs auteurs ? La question centrale, toutefois, est posée par Ariel Colonomos lui-même en fin d’ouvrage : que faire, lorsqu’on l’entrevoit, pour éviter ce futur qui s’annonce, dans un monde où la préférence va à l’inaction, et où la prévision audacieuse se heurte à une régulation par la réputation ?

vendredi 18 juillet 2014

Y.H. Zoubir, L. Dris-Aït-Hamadouche, Global Security Watch – The Maghreb



Y.H. Zoubir, L. Dris-Aït-Hamadouche, Global Security Watch – The Maghreb, Praeger, Santa Barbara, 2013

North Africa remains much less studied (in the academic field) than the eastern part of the Middle-East (Egypt, Levant, Near East and the Gulf). This recent issue of the Global Security Watch series (see also former issues on Pakistan, Syria, Lebanon or Jordan) provides us with a timely and relevant introduction to the Maghreb (plus valuable bibliographies).

Starting with internal security dimensions, then addressing the collective security mechanisms (or their absence), the book depicts a region ridden with instability. The Moroccan-Algerian row over Western Sahara, the Libyan conundrum (under Qadhafi then because of his demise), and an increasing link with Sahel and Nigerian security challenges, undermine regional structures. Algeria’s complex game between Morocco and Libya, Morocco’s strong alliance with the U.S. and France, Tunisia’s efforts to survive in a troubled neighbourhood, the new presence of China, the ongoing presence of Russia (especially in Algeria), all account for new foreign policy puzzles. The encounter between transnational actors (such as AQIM, Boko Haram, or, in a different category, the Tuaregs) and national security forces (with much different traditions and relations to society, as chapter 1 by Cherif Driss remarkably illustrates), is also a key parameter to the future of the region.

A french reader might be surprised that France’s role is barely mentioned here. After decades of political presence in the Maghreb, a recent intervention in Mali (ongoing since 2013), and a newly reorganized military presence in West Africa, it might have deserved more. The book’s objective, though, was clearly to address the dynamics among Maghreb’s local actors. For they – and no one else – are the key to understand the great North African game.

mercredi 9 juillet 2014

Ch. Balssa, L’Australie et les relations internationales


Ch. Balssa, L’Australie et les relations internationales, Editions du Cygne, Paris, 2014

 

A signaler, ce petit livre qui récapitule l’équation stratégique australienne à l’heure d’un nouveau Livre Blanc (2013). Réinvention des liens avec les Etats-Unis à l’épreuve de l’avancée chinoise, correction d’une image d’arrogance (et d’une histoire pour le moins difficile avec les minorités indigènes), réinvestissement dans cette vaste zone insulaire qu’est le Pacifique Sud (comme lors de l’opération RAMSI sur les îles Salomon en 2003), crainte d’être pris dans un bras de fer sino-américain, une armée encore réduite (59.000 hommes en 2013), un effort pour renforcer les liens avec le Japon, l’Indonésie et l’Inde : tels sont quelques uns des paramètres de la posture stratégique du géant d’Océanie. Classée comme une puissance moyenne dans les typologies anglo-saxonnes, l’Australie, avec le Canada et quelques autres, fait partie de ces « émergents occidentaux » sur lesquels comptent de plus en plus les Etats-Unis, et desquels se rapproche la France (notamment par un partenariat stratégique en 2012).