mercredi 17 juillet 2013

Quelle réponse diplomatique et stratégique à la crise égyptienne ?



Quelle réponse diplomatique et stratégique à la crise égyptienne ?


Depuis que l’armée égyptienne a démis le président égyptien Morsi de ses fonctions le 3 juillet 2013, les chancelleries occidentales cherchent toujours la réaction adéquate à ce bouleversement. plusieurs paramètres, en effet, s’entrechoquent.

Le premier d’entre eux est le paramètre du principe politique. Il y a un enjeu démocratique à gérer dans cette affaire : comment réagir à un « coup d'Etat populaire », ou plus exactement à une initiative de l’armée soutenue par une grande partie de la population, pour destituer un président élu dont l’élection fut suivie d’une approbation massive de la constitution, mais dont une vaste foule réclamait désormais le départ ? Un soutien inconditionnel donné à l’initiative militaire reviendrait à cautionner une sorte de « démocratie directe militairement assistée », remettant en cause le pacte de la démocratie représentative qui veut tout de même qu’un gouvernement élu puisse aller jusqu’à la fin de son mandat, moment où il pourra être sanctionné par les urnes, et seulement par elles. Un silence gêné ou assourdissant ne serait pas mieux, qui rappellerait ce qu’Alvaro de Vasconcelos résume par le « syndrome algérien », qui avait vu en 1992 l'Europe sans réaction face à l’interruption par l’armée algérienne d’un processus électoral favorable aux partis religieux. Un rejet global de l'intervention de l’armée égyptienne reviendrait, quant à lui, à s’aliéner la population qui soutient massivement cette initiative. Prôner un scénario de type Turquie 1997, enfin, reviendrait à se cacher derrière un optimisme de façade dont la crédibilité ne convaincrait personne : comme croire, aujourd’hui, que les choses pourraient s’arranger après ce qui aurait été un simple avertissement de l’armée, pour se finir par un retour tranquille au pouvoir des Frères Musulmans dans un pays réconcilié ? Car avec leurs leaders désormais écartés du pouvoir et mis sous surveillance, ces derniers ne retrouveront pas avant longtemps l’occasion d’une autre prise du pouvoir tranquille.

Là intervient le deuxième paramètre : celui de l’islam politique qu’il importe, dans les réactions à afficher, de ne pas acculer à une nouvelle sortie du politique. 

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La puissance à la française : « Smart hard power », ou puissance de différence



La puissance à la française : « Smart hard power », ou puissance de différence


militaires et universitaires ont en commun de voir chaque année dans le 14 juillet un moment de bilan. Les premiers parce qu’en ce jour de fête nationale, leur défilé marque l’heure des hommages et des rétrospectives. Les seconds – toutes proportions gardées car dans un métier ô combien différent… - parce que cette date scelle la fin d’une année académique qui s’évalue traditionnellement, dans son analyse, de septembre à juillet bien plus que de janvier à décembre. En ce 14 juillet donc, que retenir de la séquence stratégique « 2012-2013 » qui vient de s’écouler ?

Cette séquence fut incontestablement marquée sur le terrain par l’opération Serval. Et à bien des égards, cette dernière constitua une confirmation. Confirmation, après la Côte d’Ivoire et la Libye en 2011, que la France continuait de compter sur l’échiquier politique international, en grande partie du fait de la capacité de son outil militaire à faire la différence sur le terrain, sans pour autant avoir les moyens de son grand allié américain, mais avec une précision et un savoir-faire enviés. Confirmation, alors, que cet outil militaire est l’un des rares à pouvoir conduire une opération aussi pointue, avec des paramètres et des types de terrains aussi diversifiés. Confirmation, enfin, que tout n’est pas idyllique pour autant. La contrainte budgétaire est là, à l’heure où les défis internationaux s’accumulent tandis que des lacunes doivent être comblées dans le domaine opérationnel. Et l'Europe, déjà en difficulté sur le plan économique, se fait toujours attendre sur le plan stratégique au point que les meilleures volontés pour la ranimer se lassent. Confirmation, donc, que l’heure est à la réflexion et à la formulation d’une puissance « à la française », tâche entamée par le Livre Blanc de 2013, autre marqueur important de cette période écoulée.

Cette puissance à la française, à quoi peut-elle ressembler, selon les critères du débat scientifique contemporain ? Laissons d’abord de côté le débat sur le qualificatif qui sied à cette puissance : ni hyperpuissance à l’américaine, ni simple puissance régionale comme nombre de ses voisins européens, ni puissance moyenne (qualificatif réservé plutôt dans la littérature académique à des pays comme le Canada ou l’Australie), sans doute en revanche puissance globale (au sens où elle entend jouer un rôle bien au-delà de son environnement géographique immédiat, et où son statut de puissance nucléaire joue un rôle fondamental dans la hiérarchie des nations) : la querelle est ici plus symbolique que véritablement sémantique. Abandonnons un instant également l’opposition entre optimistes et déclinistes sur l’évolution en cours de cette puissance, sans négliger cependant les pistes intéressantes fournies par quelques travaux de relations internationales, à l’image de la distinction pertinente entre « underachievers » (puissances ayant les capacités de jouer un rôle déterminant, sans que ce statut leur soit reconnu par la communauté internationale) et « overachievers » (puissances qui à l’inverse bénéficient de ce statut, mais n’en ont pas ou plus, en réalité, tous les instruments) – (Th.J. Volgy, R. Corbetta, K.A. Grant, R.G. Baird, Major Powers and the Quest for Status in International Politics: Global and Regional Perspectives, Palgrave McMillan, Londres, 2011).

Penchons-nous alors rapidement sur la très classique typologie animée en grande partie depuis plusieurs années par Joseph Nye, entre hard power, soft power et smart power, la première renvoyant aux instruments de coercition classiques permettant l’usage de la force, la deuxième aux instruments d’influence permettant d’amener les autres puissances à suivre les orientations désirées sans user de la force, et la troisième comme combinaison « intelligente » des deux premières, d’où cette « smart » power qui impliquerait qu’il en existe des stupid, mais qui permet surtout d’admettre enfin que hard power et soft power ne sont plus incompatibles, ni situées à deux extrémités d’un spectre. Où situer la France sur cette échelle ? Parce qu’elle dispose de cet outil militaire déjà évoqué plus haut, la France se situe clairement dans la catégorie du hard power. Parce que néanmoins ses capacités en la matière ne sont pas illimitées, parce qu’elles nécessitent à la fois d’être mises en articulation avec celles de partenaires et alliés, et d’être appuyées en cela par une capacité d’entraînement politique fournie par une diplomatie efficace grâce à un message convaincant, la France constitue un cas particulier que nous qualifierons de « smart hard power ». Soit une puissance dont l’outil de coercition est bel est bien au rendez-vous, mais à condition : a) de gérer convenablement (ou « intelligemment »), par la complémentarité et la gestion dans le temps et le volume, ses limites du moment, et b) de doter son action d’une légitimité internationale fondée sur le droit, les Nations Unies, le soutien d’une large partie de la société mondiale.

Quelle est la marge de manœuvre, quelle est l’ambition possible, quel est l’horizon raisonnable, d’un tel smart hard power ? Sa vocation n’est naturellement pas de prétendre imposer sa volonté à toutes les régions du globe. Sa marge de manœuvre n’est pas non plus de lancer seul des guerres majeures sans considération de leur durée, de leur échelle, de leurs dérives possibles. Elle est clairement, en revanche, de « faire la différence » dans une situation de blocage, parce que sa volonté politique permet de l’assumer quand les autres font défaut, et parce que son outil militaire, en dépit de ses limites, le permet. La traduction française – au sens linguistique comme au sens politique – de ce smart hard power, serait donc la puissance de différence, à la fois comme puissance de faire la différence de par ses moyens, et puissance différente de par sa ligne politique. Par son intervention très ponctuelle dans la sortie de crise ivoirienne d’avril 2011, par son volontarisme politique dans l’opération libyenne de la même année, par les résultats rapidement obtenus au Mali en 2013, et toujours accompagné d’autres forces, l’outil militaire français a bien été en mesure de faire la différence. Indépendamment du débat politique et du jugement que l’on pourra porter sur la décision prise, et sans négliger les limites observées, ce constat, sur les trois cas mentionnés ici, s’impose. Il nous donne un indice fort sur la puissance à la française d’aujourd’hui, comme smart hard power selon les catégories de nos amis anglo-saxons, ou comme puissance de différence, si l’on veut innover par rapport à ces dernières.



mardi 9 juillet 2013

J-P. Filiu, Le nouveau Moyen-Orient



J-P. Filiu, Le nouveau Moyen-Orient. Les peuples à l’heure de la révolution syrienne, Fayard, Paris, 2013
 

Ce nouveau travail proposé par Jean-Pierre Filiu (après La Révolution arabe: Dix leçons sur le soulèvement démocratique, en 2011, et Histoire de Gaza, en 2012), se compose de trois parties distinctes. Un retour, par l’historien qu’il est, sur l’histoire de la Syrie (p.19-110), suivi par une chronique précise du drame actuel, décomposée en « saisons » de la révolution jusqu’à la fin 2012 (p.111-278), et enfin une partie plus analytique intitulée « l’heure des peuples » (p.279-356), le tout accompagné d’annexes et de nombreuses notes.

On y retrouve trois marques de fabrique de l’auteur : la puissance de travail, l’engagement et l’optimisme. Nul besoin de revenir sur le premier point, connu et reconnu : la précision du déroulé, l’appareil de notes, la première partie historique surtout, constituent ce qu’il est convenu d’appeler dans l’université « une somme ». Engagement aussi : l’auteur ne ménage ni le régime syrien, « Etat de barbarie » (d’après l’expression de Michel Seurat), ni les faiblesses de la communauté internationale à son égard (Kofi Annan est critiqué sans ménagement), et ses atermoiements face à cette nouvelle guerre d’Espagne, avec laquelle le parallèle est souvent établi, et dans laquelle on retrouve, en face, un autre axe, qui va cette fois de Téhéran à Moscou avec Pékin comme compagnon de route. Optimisme enfin car, tout comme il croyait en la renaissance arabe dans sa Révolution arabe de 2011, Jean-Pierre Filiu persiste, dans ses dix leçons revisitées deux ans plus tard en fin d’ouvrage, à croire à la victoire d’un camp éclairé face à un régime « sapé, grignoté, refoulé », dans un pays où « la disparition des services et des chabiha rend une vie normale enfin possible » : « L’ancien régime est mis à bas, […] voici venue l’heure des peuples », annonce-t-il dans ses deux dernières pages. A l’heure où il a écrit ses lignes pourtant, et même à l’heure où nous les lisons, le destin n’a pas encore tranché.

Incontestablement, l’ouvrage – au titre trompeur car ce « Moyen-Orient » se concentre tout de même sur la Syrie – donne à réfléchir, et l’on aimerait débattre pendant des heures avec l’auteur. Reprenant les catégories de Bernard Rougier dans son Oumma en fragments (p.245), des trois figures du « combattant » (nationaliste), du « jihadiste » (religieux et transnational), et du « résistant » (pro-Assad et pro-iranien par anti-impérialisme), il situe l’opposition syrienne dans la première famille, alors que beaucoup craignent une dérive vers la deuxième, aidée en cela par des puissances extérieures du Golfe (par ailleurs en concurrence entre elles sur bien des registres). Réaffirmant que les Arabes ne sont pas une exception, il se montre optimiste encore sur les processus politiques qui ont suivi les révolutions tunisienne, égyptienne, libyenne : mais les troubles de 2013 n’assombrissent-ils pas le paysage ? A juste titre, il relativise fortement l’opposition sunnites-chi’ites, d’abord construction de certains régimes sunnites (voir également la La Syrie de Bashar Al-Assad de S. Belhadj, qui préfère insister sur l’alliance alaouites / sunnites) : mais ce discours sur un hypothétique « axe chi’ite », à force d’être performatif, ne devient-il pas prophétie auto-réalisatrice ? Il se réjouit de la fin du culte du chef dans les nouveaux régimes arabes, avec un Morsi en retrait ou un Ghannouchi en arrière-plan. Mais cette mise au second plan du chef ne provient-elle pas d’abord d’un processus décisionnel et d’une sociologie du pouvoir désormais plus opaques, où la figure de proue n’est plus nécessairement le vrai décideur ? On le suit parfaitement, ailleurs, sur le rôle de la jeunesse, la centralité jamais démentie de la question palestinienne, ou encore l’importance toute relative des réseaux sociaux dans les révolutions arabes, importance pourtant célébrée démesurément par la presse occidentale. On apprécie particulièrement l’examen du système de politique étrangère mis en place par les Assad avec ses piliers, notamment la carte libanaise, la double alliance iranienne et russe, jusqu’à il y a peu l’argent du Golfe, et la démonstration vis-à-vis de l’Occident du caractère incontournable du régime baasiste (notons au passage que sur ces cinq éléments, trois – et peut-être trois et demi dans certaines capitales occidentales – restent d’actualité à l’été 2013).

Jean-Pierre Filiu est de ceux qui ont bien connu la Syrie et veulent l’aimer encore, ou l‘aimer enfin. On lit, on apprend, on réagit, on partage : mission accomplie, une fois de plus.

FCh