dimanche 29 novembre 2015

Penser la guerre

Collectif - Paru dans le Le Monde.fr | 27.11.2015 à 16h06

En réaction aux attaques terroristes de Daech, le président du CNRS a récemment appelé à « comprendre dans le détail et avec toute la profondeur nécessaire les phénomènes qui sont à l’œuvre aujourd’hui ». C’est une ambition forte et nécessaire. Il faut désormais s’en donner les moyens.
Une nouvelle génération de chercheurs
Au cours des dernières années, la France s’est dotée d’une nouvelle génération d’universitaires spécialistes des questions stratégiques et de défense : ils étudient les conflits armés comme les pensées et doctrines, les politiques et les phénomènes internationaux qui s’y rattachent. Des soutiens financiers leur ont été accordés par les pouvoirs publics, notamment par le ministère de la défense et l’Institut des hautes études de défense nationale qui dépend du Premier Ministre. Des organismes ont été créés, à l’image de l’Institut de Recherches Stratégiques de l’Ecole militaire (IRSEM) et une association pour les études sur la guerre et la stratégie (AEGES) a vu le jour pour tenter de structurer ce champ d’études encore peu implanté en France.
De telles évolutions étaient urgentes : le paysage stratégique international est de plus en plus complexe et la sécurité du territoire national est soumise à des pressions internes et externes, comme le rappelle tragiquement la série d’attentats qu’a connu notre pays en 2015. Le voisinage européen est le théâtre de guerres, nouvelles ou anciennes (Sahel, Proche-Orient, Ukraine), davantage d’acteurs non-étatiques émergent dans le paysage stratégique, les pratiques diplomatiques changent et les politiques étrangères et de défense sont redéfinies.

Une reconnaissance insuffisante

Malgré la centralité de ces enjeux, la reconnaissance institutionnelle et scientifique de l’analyse universitaire sur la guerre, en France, reste insuffisante si l’on compare avec d’autres pays. Au Royaume-Uni, en Allemagne ou aux Etats-Unis, les études sur la guerre et la stratégie, et plus largement l’étude des relations internationales, disposent d’un véritable écho et bénéficient de la présence d’importants départements pluridisciplinaires au sein des universités. Rien de tel en France, où la recherche internationale et stratégique est encore marginalisée et fragmentée.
Elle est d’abord marginalisée au sein de l’institution universitaire où ces sujets ne disposent pas de la légitimité et de la crédibilité scientifiques dont elles bénéficient à l’étranger. Dans le débat public, la recherche universitaire est aussi marginalisée par des experts auto-proclamés qui offrent aux médias des réactions à chaud. Dans le monde de la décision, enfin, elle se heurte au manque de temps des acteurs pour toute lecture supérieure à trois pages, et à leur réticence à accepter une vision extérieure à la machine d’Etat. Conséquence de cette situation, les meilleurs éléments de la recherche stratégique française sont sollicités et recrutés à l’étranger plutôt qu’en France, ce qui constitue une perte sèche pour notre pays.

L’étude de la guerre, en France, est également fragmentée en plusieurs disciplines (histoire, droit, science politique, géographie, sociologie, etc.) alors que, par définition, le phénomène guerrier est un « fait social total » qui relie tous les domaines de l’action humaine : l’objet « guerre » suppose une approche globale et transversale. Par conséquent, une collaboration des différentes disciplines du savoir au sein d’un même département universitaire pourrait grandement faire progresser notre connaissance des conflits contemporains.

La nécessité des approches universitaires de la guerre

Qu’apporte une analyse scientifique, universitaire, des questions stratégiques ? Une combinaison rigoureuse d’innovation conceptuelle et de connaissance empirique, régulièrement évaluée comme telle par des pairs. La mise par écrit d’un travail de terrain approfondi, au contact d’acteurs ou de populations de statuts extrêmement variés. Une complémentarité avec les expertises étatiques, qui ne traitent pas les mêmes sources et sont contraintes par des logiques bureaucratiques ou politiques. Cet apport-là ne saurait être compensé par quelques tweets d’« experts », par les synthèses prudentes de quelques institutions privées, par des notes internes de quelques bureaux d’études, ni, à l’Université, par des approches qui rejettent la spécificité des phénomènes internationaux et stratégiques.
Peut-on se passer aujourd’hui en France d’une telle analyse, simplement par manque de temps de lecture, pour préserver des rapports de force au sein de disciplines académiques consacrées, ou pour ménager le statut et la susceptibilité de tel habitué des médias ou des couloirs ministériels ? Est-il raisonnable de se priver d’interlocuteurs nationaux compétents pour échanger avec les chercheurs étrangers ? De penser que des non spécialistes des questions internationales pourront être pris au sérieux par des spécialistes, bien réels eux, de ces questions, dans d’autres Etats ? De balayer d’un revers de main les auteurs d’ouvrages rigoureux sur des situations internationales qui menacent notre sécurité ?

Écouter ce que les chercheurs spécialistes des questions internationales et stratégiques ont à dire n’est plus un luxe mais une nécessité. Leur donner les moyens d’exister institutionnellement (à travers des recrutements, des départements universitaires, des associations scientifiques, des chaires, des centres de recherche ou des observatoires) et cesser d’affaiblir les relais déjà existants est devenu prioritaire.

Thierry Balzacq, professeur de science politique à l’université de Namur en Belgique ; Frédéric Charillon, professeur de science politique à l’université d’Auvergne ; Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à l’université de Poitiers et président de l’AEGES ; Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, titulaire de la chaire d’études sur la guerre du Collège d’études mondiales (FMSH) ; Hugo Meijer, Lecturer en études de défense au King’s College London ; Alice Pannier, doctorante en relations internationales à Sciences Po ; Frédéric Ramel, professeur de science politique à Sciences Po ; Jean-Jacques Roche, professeur de science politique à l’université Paris-2 ; Olivier Schmitt, Associate Professor au Center for War Studies de l’université du Danemark du Sud.

dimanche 22 novembre 2015

Afrique du Nord Moyen-Orient 2016 : Logiques de chaos, dynamiques d’éclatement



Extrait de F. Charillon, A. Dieckhoff (dirs.) Afrique du Nord Moyen-Orient 2016 : Logiques de chaos, dynamiques d’éclatement - La Documentation Française, 2015

Le Golfe, nouveau pôle de stabilité apparente


C’est au final à une profonde redistribution des cartes que l’on assiste dans la région. Les régimes que l’on croyait sclérosés au point d’être éternels ont été soit destitués, soit violemment contestés, soit dans l’obligation d’entamer un processus de réformes au moins apparentes. D’une logique d’immobilisme (qui avait singularisé la région à l’heure où d’autres connaissaient le changement en plusieurs vagues - Amérique du Sud, puis Asie du Sud Est, Europe orientale, même Afrique subsaharienne…), la zone afrique du Nord Moyen-Orient (ANMO) est passée à une dynamique de turbulence, qui la transforme en inconnue majeure du système international. De cela découlent bien entendu plusieurs conséquences.
En premier lieu, les interlocuteurs arabes traditionnels ont disparu, tandis que leurs remplaçants sont soit introuvables dans le cas des Etats effondrés (Libye, Yémen), soit dans une situation de stabilité fragile qui n’exclue pas de nouveaux soubresauts (Tunisie, Egypte). Plusieurs autres régimes ont tenu, mais ressortent déstabilisés par les événements récents, à la fois du fait de vulnérabilités internes et de du choc exogène régional récent. Ce dernier se fait sentir soit par des dangers directs (pour les Etats contigus à l’épicentre syro-irakien comme la Jordanie ou le Liban, dont les territoires sont menacés), soit par des retombées indirectes (pour ceux dont une partie de la jeunesse rejoint les rangs de l’Etat islamique, comme au Maroc ou en Tunisie, ou qui sont en première ligne de la violence sahélienne, comme l’Algérie).
Ensuite, dans ce contexte, les monarchies du Golfe qui n’ont pas connu les « printemps arabes » font figure, selon l’angle d’analyse, de pôles de stabilité ou de systèmes réfractaires au changement. Ce qui n’exclut pas que leurs sociétés restent travaillées par des évolutions qui tôt ou tard devront être prises en compte.[1] Ce qui n’exclut pas non plus que des nuances subtiles apparaissent entre elles, sur fond de rivalités politico-religieuses, qui se manifestent particulièrement sur le terrain de la politique étrangère. Ainsi, si le Qatar a soutenu fortement l’accession de Mohamed Morsi à la tête d’une Egypte provisoirement dirigée par les Frères Musulmans (juin 2012 – juillet 2013), l’Arabie Saoudite a mis tout son poids derrière le Maréchal Abdel Fattah al-Sissi, qui a destitué ce dernier avant de se faire élire un an plus tard. Mais le Golfe, à la suite de cette séquence 2011-2015, apparaît néanmoins comme un espace aux fondements politiques plus solides, dont le « risque-pays » est moins élevé qu’ailleurs, ce qui n’échappe ni aux acteurs ou investisseurs économiques, ni aux politiques étrangères extérieures. D’un jeu moyen-oriental jadis dominé par les grands Etats du nationalisme arabe (Egypte, Syrie, Irak) dont les armées nombreuses étaient des acteurs clefs d’une reprise toujours possible d’un conflit avec Israël (1948, 1956, 1967, 1973, 1982…), on est passé à un pôle golfique attractif économiquement, aussi bien acheteur qu’investisseur imposant, devenu de surcroît entrepreneur politique et religieux régional (Syrie, Libye…) et transnational.

Entre retour de l’homme fort et déliquescence de l'Etat


Le constat de chaos qui a émané des printemps arabes[2] a également remis en selle l’autoritarisme politique. Comme si l’on retenait davantage les leçons venues d’Egypte (où le pouvoir autoritaire de Sissi apparaît comme une tentative de restauration de l’ordre) que les enseignements de Syrie (où la dictature baasiste a précipité l’embrasement de la guerre civile) ou d’Irak (où la pratique politique de Maliki a préparé le succès de Daech chez les sunnites), le culte de l’homme fort réapparaît. On a déjà évoqué le cas égyptien, et en Libye, la nomination du général Khalifa Haftar à la tête de l'armée en mars 2015 obéit aussi à cette quête de charisme autoritaire comme rempart au chaos. Mais ce schéma a ses variantes non arabes, en système démocratique cette fois. La Turquie de Recep Tayyip Erdoğan, devenu président en août 2014, en donne un exemple intéressant, dans le bras de fer qui se joue entre d’une part la crispation autoritaire d’un régime en voie de personnalisation croissante, et  d’autre part la résistance du corps électoral, qui a abouti à la perte de la majorité absolue par l’AKP (parti islamiste modéré du président Erdoğan) lors des élections de juin 2015. La victoire de Benjamin Netanyahu aux élections législatives israéliennes (mars 2015), a vu la victoire (surprenante au regard des derniers sondages) de cette stratégie de l’homme fort, au discours intransigeant, au prix même de quelques dérapages.
Ce retour des hommes forts ne saurait remédier à la crise profonde que connaît l'Etat au sud et à l’est de la Méditerranée en général. On l’a dit plus haut, le révisionnisme territorial de Daech, la fin désormais plus qu’envisageable d’entités façonnées par l’histoire récente (et souvent coloniale),[3] tournent d’abord indéniablement une page arabe. Comme l’a résumé le politiste (et polémiste conservateur) américain Charles Krauthammer (pour une fois avec plus de justesse que dans d’autres de ses hypothèses passées), des Etats comme l'Irak et la Syrie doivent être entièrement repensés : les frontières anciennes ont disparu, l’unité étatique ne pourra être reconstituée, les lignes de la carte Sykes-Picot sont caduques, et pour les Etats-Unis ou leurs alliés, de nouveaux ennemis pour l’instant non étatiques apparaissent, ainsi d’ailleurs que de nouveaux alliés possibles (comme les Kurdes).[4]
Si l’Etat arabe est aujourd’hui dans un moment crucial et difficile de son histoire, c’est notamment en raison du fait que les printemps ont mis à bas quelques-uns de ses piliers, sans résoudre pour autant ses impasses principales. L’incroyable pérennité des régimes, on l’a dit, démocratiquement condamnable et socialement dommageable en interne mais politiquement et économiquement rassurante pour l’extérieur, a disparu dans plusieurs pays. Avec elle s’est effondrée, au moins provisoirement, la sécurité intérieure ou encore la manne touristique (les deux phénomènes étant liés). Les combats récurrents entre l’armée égyptienne et les groupes islamistes (en particulier dans le Sinaï), les attentats qui ont touché la Tunisie en 2015,[5] en sont l’illustration dans les deux pays qui ont initié les « printemps » en 2011. Le semblant d’unité arabe, certes en partie factice mais qui demeurait au moins un garde-fou rhétorique autour de quelques thèmes comme la cause palestinienne, a laissé place à des clivages assumés, et, de plus en plus au Levant, à une confrontation destructrice entre sunnisme et chi’isme. Parallèlement, l’intégration des mouvements ou partis religieux dans un jeu politique normalisé, n’a pas eu lieu. La chasse aux Frères Musulmans ouverte par le président égyptien Morsi depuis son accession au pouvoir, l’attraction exercée par Daech sur les mouvements radicaux arabes, les jeux obscurs (et à haut risque) de clientélisme ou de manipulation de certains de ces mouvements par des Etats sur des théâtres extérieurs, ont largement fait échouer toute amorce de débat serein sur une place négociée de l’acteur religieux dans la vie politique régionale. A terme, ce jeu déstabilisera l’ensemble des Etats qui s’y seront prêtés. De la même manière, la longue liste des maux connus du monde arabe depuis plusieurs décennies, reste quasi intacte : difficulté des processus de succession ici, sortie de l’économie de rente ailleurs, place de l’armée dans la conduite du pays et efficacité réelle de celle-ci face à la menace extérieure, centralité de la question israélo-palestinienne aux yeux d’une opinion en proie par ailleurs à des frustrations nombreuses…
Si l’extrême diversité des situations nationales fait que l’on ne peut plus parler globalement de « régimes politiques arabe », comme le faisaient en leur temps M. Flory, B. Korany, R. Mantran, M. Camau et P. Agate,[6] l’équation arabe certainement, le malaise arabe probablement, peut-être même « le malheur arabe » hélas,[7] demeurent. A l’heure d’un néo-ottomanisme turc, d’une réintégration de l’Iran dans le jeu régional et international, et d’une crispation droitière encore exacerbée en Israël, les ingrédients semblent rassemblés pour de nouveaux épisodes orageux.




[1] Voir L. Bonnefoy, M. Catusse (dirs.), Jeunesses arabes, La Découverte, paris, 2013.A. Le renard, Femmes et espaces publics en Arabie Saoudite, Dalloz, Paris, 2011.
[2] Parmi les dernières livraisons sur ce sujet, voir H. Bozarslan, Révolution et état de violence : Moyen-Orient 2011-2015, CNRS Editions, Paris, 2015.
[3] Voir P-J. Luizard, Le piège Daech. l'Etat islamique ou le retour de l’histoire, La Découverte, Paris, 2015. M. Benraad, Irak, la revanche de l'histoire : De l'occupation étrangère à l'Etat islamique, Vendémiaire, Paris, 2015.
[4] Ch. Krauthammer, « A new strategy for Iraq and Syria”, the Washington post, 18 juin 2015.
[5] A Sousse en juin 2015, près de Tunis en mars au musée du Bardo.
[6] Les régimes politiques arabes, PUF, Thémis, Paris, 1990.
[7] S. Kassir, Considérations sur le malheur arabe, Actes Sud, Paris, 2004.