lundi 31 décembre 2012

Jean JOANA - Les armées contemporaines

http://www.pressesdesciencespo.fr/fr/Resources/titles/27246100744710/Images/27246100744710L.gifJean JOANA - Les armées contemporaines - Presses de Sciences Po, Paris, 2012

La sociologie militaire française mérite d’être relancée, à la fois comme spécialité de recherche à explorer, et comme science sociale à enseigner. La disparition de François GRESLE en 2012 nous a privé d’un militant important de cette cause, qui avait, derrière lui, su entraîner de nombreux jeunes talents sur cette voie. Mais les éléments d’une refondation sont aujourd’hui réunis. Ils le sont d’abord grâce à des auteurs nouveaux, comme Bastien IRONDELLE (La réforme des armées en France. Sociologie de la decision, 2011), pour ne citer que lui. Ils le sont plus encore depuis la publication des Armées contemporaines  de Jean JOANA, professeur des Universités en science politique à Montpellier I, à qui l’on doit déjà un numéro spécial de la Revue Internationale de Politique Comparée sur « La démocratie face aux relations civilsmilitaires » (mars 2008, vol.15, n° 1 avec M. Smyrl), un programme de recherche sur les élites impliquées dans la « Révolution des Affaires Militaires » aux EtatsUnis, et divers ateliers sur les politiques de défense.
 
Avec cet ouvrage, Jean JOANA nous propose un retour aux sources : entre autres, celles de Caforio (The Sociology of the military), Feaver et Kohn (Soldiers and Civilians), Finer (The Man on Horseback), Huntington (The Soldier and the State), Janowitz (The Professional Soldier), Lasswell (The Garrison State), Moskos (The American Enlisted Man), Perlmutter (The Military and Politics in Modern Times), Posen (The sources of military doctrine), Stepan (Rethinking Military Politics), sans oublier les français Bernard Boëne, Samy Cohen, William Genieys, Bastien Irondelle, Pascal Vennesson…

Ce retour aux sources s’opère en cinq thèmes : 1- la militarisation de la guerre (ou la gestion croissante de l’activité militaire par des spécialistes, au sein de l’Etat occidental), 2- l’activité militaire (ou la spécificité de celle-ci par rapport au reste de la société), 3- le pouvoir des militaires (par rapport aux dirigeants civils, dans les processus décisionnel), 4- les interventions en politique des militaires (notamment dans les pays du Sud, avec une typologie des celles-ci et un éventail d’explications pour les analyser), 5- Le contrôle démocratique des militaires (ou les moyens du pouvoir civil démocratique pour garder la maîtrise des affaires militaires en dépit d’une expertise militaro-militaire qui reste indispensable).

On appréciera d’abord le panorama de la littérature mobilisée, exposée, expliquée par ce travail (littérature que l’on retrouve dans la riche bibliographie) : Jean JOANA sort ici la sociologie du ghetto toujours possible que constituerait un débat entre quelques initiés, déconnecté des grandes questions de science politique générale. Bien au contraire, l’auteur relie l’étude des armées et des comportements militaires à la sociologie politique la plus traditionnelle : en convoquant Aron (pas uniquement sur Clausewitz mais bien sur les régimes politiques ou les relations internationales), Elias, Goffman, Hobsbawm, Linz (sur les régimes politiques encore), Mills sur les élites, O’Donnell sur l’autoritarisme, Rokkan ou Tilly sur la formation de l'Etat, et Max Weber bien sûr, l’auteur démystifie l’objet militaire. Il le replace dans la société – ce qui par ailleurs et entre parenthèses pose la question de la justesse de l’expression « armées et sociétés » : les militaires seraient-ils par nature en dehors de celle-ci, comme des individus étranges venus d’ailleurs ?  

A plusieurs reprises, au besoin en critiquant (à juste titre selon nous) des auteurs de référence, Jean JOANA plaide pour une explication large, englobant les caractéristiques et mécanismes de la société environnante. Il y a certes spécificité du militaire - comme l'apolitisme proclamé des régimes militaires. Mais plutôt qu'à une quelconque étrangeté du militaire, il y a interaction avec l'Etat. Y compris dans sa dimension la plus en proie aux clichés  – le coup d'Etat – l’action militaire ne s’éclaire pas par ses seuls aspect militaro-militaires, techniques et tactiques. Mais bien, comme expliqué dans le chapitre 4, par plusieurs facteurs inhérents à la société elle-même dans laquelle cette intervention pourra avoir lieu : la dynamique du système politique, les modes de politisation des forces armées, la spécificité politique d’un régime militaire lorsque celui-ci arrive au pouvoir. En expliquant le fait militaire par la sociologie de l'Etat qui l’accueille, l’ouvrage fait œuvre utile. Et de rappeler Charles Tilly (p.211) : les conditions différentes d'apparition de l'Etat ont forcément des conséquences sur les relations entre ses composantes civiles et militaires. On savait le rôle joué par la guerre dans la construction de l'Etat, on a tendance à oublier le rôle de l'Etat dans la construction d’une armée. Il est à porter à l’actif de ce livre de nous rappeler, en s’appuyant sur de nombreuses études de cas classiques, que l’armée en France n’est pas l’armée aux Etats-Unis, et moins encore en Amérique du Sud dans les années 60, ou en Afrique dans les années 80. On appréciera à cet égard les efforts pédagogiques de Jean JOANA, ses tableaux, ses typologies, ses encadrés (sur le coup d'Etat des officiers libres en Egypte, sur l’Ecole Supérieure de guerre brésilienne, sur le Mouvement des forces armées au Portugal…).

Ce volume sur les armées contemporaines se focalise donc essentiellement sur le militaire en politique dans ses différentes dimensions (relations entre pouvoir civil et pouvoir militaire, processus décisionnel, exercice du pouvoir, ou contrôle du militaire par le pouvoir civil), davantage que sur la sociologie pure des militaires en tant que tels (composition des armées, valeurs des militaires, minorités dans les armées, femmes soldats…). Ce n’est pas non plus un atlas, ni un annuaire stratégique qui prendrait chaque armée du monde pour en donner un tableau chiffré. C’est plutôt le pari, appuyé comme dit plus haut sur un « retour aux sources », d’une refondation de la sociologie politique du militaire dans une grande tradition aujourd’hui négligée en France et pourtant importante dans les sciences sociales internationales. Le pari est sans conteste réussi. L’appel à la refondation doit maintenant être entendu.


jeudi 29 novembre 2012

La réélection d’Obama : quelles perspectives stratégiques pour la France ?









 

La réélection d’Obama : quelles perspectives stratégiques pour la France ?


Trois rappels


-          La France est le pays que le président Obama a le plus visité durant son premier mandat (quatre fois, contre trois pour l’Afghanistan, le Mexique et la Corée du Sud, et deux pour le Royaume-Uni et l'Allemagne entre autres).
-          Le calendrier fait que les deux présidents français et américain sont désormais appelés à travailler ensemble jusqu’à la fin de leurs mandats respectifs, en janvier et juin 2017 (à la différence qu’il s’agira nécessairement du dernier mandat pour Barack Obama). Ils ont donc du temps devant eux pour établir une relation forte… mais sont également condamnés à se supporter quoi qu’il arrive.
-          A la fin de son premier mandat, le président américain avait insisté sur l’importance stratégique de l’Asie (le fameux pivot). Le président français insiste quant à lui sur la nécessité de relancer l'Europe politique, dont chacun admet dans le même temps qu’il s’agit d’une tâche difficile. La période qui s’ouvre devrait donc être marquée par la question de savoir comment combiner ces deux paramètres : l'Europe sera-t-elle en mesure, plus globalement, de prendre part aux dynamiques stratégiques nouvelles et parfois lointaines pour elle, qui préoccupent entre autres son allié américain ?

plusieurs tendances décelables dans le premier mandat de Barack Obama peuvent être extrapolées :

1-     Une relativisation assumée de la valeur stratégique de l’allié européen


En qualité, la relation bilatérale franco-américaine n’est pas en cause, mais en intensité, l’intérêt américain pour l'Europe s’estompe. Les Etats-Unis sont en quête d’alliés forts et engagés à l’heure où les européens montrent peu d’appétence pour un rôle international, ou bien disposent de peu de moyens pour le faire. Plus explicitement que ses prédécesseurs, Barack Obama admet que l’essentiel des défis stratégiques n’est plus en Europe, et que la relation privilégiée à l’allié européen n’est plus un tabou. alors que les Républicains lui reprochaient cette attitude à l’égard des alliés traditionnels, sa réélection le conforte dans ce sens. La France pourrait souffrir de ce contexte si elle le comprend mal (voir conclusion).


2-     Une fenêtre d’opportunité pour un nouveau partage des rôles


Deux tendances de l'administration Obama à l’égard du Sud pourraient, si elles se poursuivent, offrir des créneaux de complémentarité France - Etats-Unis qui augmenteraient la valeur stratégique de la France aux yeux de l’allié américain.
a.       La reconnaissance par Barack Obama d’une demande de réappropriation du politique par les sociétés du Sud (observable par exemple dans le soutien américain accordé aux Printemps arabes), est hautement compatible avec la rhétorique française vis-à-vis de ces mêmes régions, notamment celles qui se situent dans l'environnement stratégique français (Méditerranée, Afrique).
b.      Les Etats-Unis émettent le souhait de régler les tensions régionales dans les zones mentionnées ci-dessus, pour se consacrer désormais à des enjeux stratégiques prioritaires, situés plus loin de la France et de l'Europe (comme l’Asie). Cela ouvre la porte à une division des tâches entre l’Amérique et ses alliés européens, auxquels il pourrait être demandé de prendre davantage en charge la stabilité de leur environnement stratégique (là où des administrations antérieures s’autoproclamaient arbitres ou peace broker unique de ces tensions).

3-     Des postures bilatérales américaines qui peuvent favoriser la marge de manœuvre française


Pour le dire cyniquement, l'administration Obama-I a entretenu avec plusieurs Etats des types de relations bilatérales dont la France pourrait tirer partie si celles-ci étaient reconduites. A titre d’exemples :     
-          La main tendue américaine vers le monde musulman est plus facile à gérer par Paris qu’une rhétorique de choc des civilisations ;
-          Le fait que Washington voie en Londres davantage un partenaire stratégique en déclin militaire, plutôt qu’un relais politique des intérêts américains dans le jeu européen, change également la donne ;
-          La difficile relation de l'administration Obama-I à l'administration israélienne du Likoud, réticente à un rôle des européens en général et de la France en particulier dans les dossiers du Proche-Orient (notamment israélo-palestinien), change là encore la donne ;
-          l'administration Obama a initié le reset avec la Russie. Même si l’initiative n’a pas donné les résultats espérés, l’état d’esprit dont elle témoignait, qui inclut aussi la Russie comme un élément du complexe de sécurité européen, convient sans doute mieux à l’approche française qu’une posture belliqueuse.

Conclusion : gare aux illusions stratégiques


Deux erreurs ou plutôt deux idées fausses, présentes dans le débat public français, devront être évitées :

1-      Barack Obama est trop souvent considéré comme un président « européen ». Or il agira bien comme un président américain, dans le sens des intérêts américains. Il ne faudrait pas que ce point donne lieu à un « expectations – capabilities gap », ou à une « déception amoureuse » en France.
2-      Son administration éloigne ses priorités stratégiques de l'Europe, mais pour mieux considérer cette dernière comme un fournisseur potentiel de sécurité : il est possible de travailler à la rassurer sur ce second aspect du problème, plutôt que de geindre sur le premier.

« Kaveh Le Forgeron », Le Hezbollah Global. Les réseaux secrets de l’Iran




« Kaveh Le Forgeron », Le Hezbollah Global. Les réseaux secrets de l’Iran, Choiseul, Paris, 2012


L’ouvrage signé sous un pseudonyme – on parle d’un collectif d’opposants iraniens – revient d’abord sur l'organisation de l’appareil d'Etat iranien, avant d’analyser l’action de celui-ci à l’étranger, à travers le mouvement politique chi’ite mondial (POCHM) et la nébuleuse nationale-islamique iranienne (NINI), entre autres. Une approche très exhaustive s’attache à passer en revue les actions les plus déstabilisatrices et les réseaux d’amitiés / complicités de la république islamique sur l’ensemble de la planète, y compris dans des zones où une menace iranienne n’apparaissait pas évidente aux observateurs (de la Nouvelle Zélande à l’Uruguay, en passant par la Bolivie ou la Roumanie).

Le caractère systématique de l’ouvrage permet de passer en revue, pour différents pays, la liste des actions connues et répertoriées par la presse sur des points donnés. Exemple : la liste des opposants iraniens liquidés en Turquie, p.167-170.

Des dimensions mal connues du grand public sont analysées avec précision, ainsi la force des liens avec le Pakistan (p.107 et sqq.), le rôle des militaires pakistanais (p.123 et sqq.). D’autres dimensions pourtant mieux repérées sont tout de même éclairées avec pertinence également, par exemple sur le dossier nucléaire (p.86 et sqq.) ou sur l’Armée des Gardiens de la Révolution Islamique (p.70 et sqq.).

Malgré l’absence d’une hypothèse forte, sans doute due à l’effet-catalogue de ce travail, on voit bien la centralité des solidarités chi’ites à l’œuvre dans les réseaux présentés ici. Même si pour un lecteur français, le fait de traiter l’activité iranienne au Canada ou en Scandinavie, presque sur même pied que les passages consacrés au Liban, à la Syrie (p.261-262) ou à l'Irak (p.175-80), étonne.

Il ne faut pas se fier au titre de cet ouvrage : il n’est pas question – ou si peu – du Hezbollah ici, ni en tant que tel, ni en tant que symptôme d’une méthode iranienne, consistant par exemple à transformer un pays arabe donné en « multivocal state », par l’établissement d’un pouvoir parallèle fondé sur la mise en œuvre d’un mouvement armé d’identité chi’ite mais capitalisant sur l’opposition à Israël. Sur ces points, on se tournera plutôt, pour des sources françaises, vers les travaux de Sabrina MERVIN, Mona HARB, ou surtout, sur le dossier libanais, ceux de Bernard ROUGIER. Ou, pour des sources anglaises, vers Hala JABER ou Eitan AZANI.

Ce livre constitue néanmoins un document à consulter comme aide mémoire, pays par pays, sur la question de l’action extérieure iranienne. On pourra, à partir des exemples nombreux qui sont passés en revue dans ce document, réfléchir à quelques problématiques qui en émergent :
-         - La question de l’animation, par l’Iran et d’autres, d’un réseaux de « politiques étrangères protestataires », solidaires entre elles, refusant les initiatives occidentales et leur « diplomatie de club » (pour reprendre l’expression de Bertrand BADIE), politiques qui comptent des relais de téhéran à Caracas en passant par Pyongyang, Minsk, voire Pékin ou Moscou.
-         - La question de la nuisance en politique étrangère, qui consiste à contrer efficacement les initiatives dominantes au cas par cas, plutôt que de proposer une politique de puissance alternative avec une stratégie globale (ainsi l’Iran a-t-il davantage profité des erreurs américaines au Moyen-Orient, plutôt qu’il n’aurait bâti de stratégie a priori).
-         - Enfin, bien évidemment, la question de la mobilisation de ressources et de réseaux religieux à l’appui d’une action extérieure (pour des exemples de travaux récents sur des cas comparés en monde musulman, on regardera Amélie BLOM sur le Pakistan ou Delphine ALLES sur l’Indonésie).