jeudi 30 janvier 2014

Lectures - Autour de l’Asie



 

H. araujo, J.P. Cardenal, Le siècle de la Chine. Comment Pékin refait le monde à son image, Flammarion, Paris, 2013
Traduit en français en 2013, cet ouvrage de 2011 est une enquête journalistique, à la recherche du fil conducteur qui permettrait d’appréhender la conquête chinoise de ressources et de matières premières. L’ouvrage – accusateur – montre un Empire du Milieu prêt à piller les pays du Sud les plus vulnérables (Birmanie, Egypte, Laos, Pérou, Venezuela, Soudan, Angola, Asie Centrale…), dans un système qui provoque des tensions graves et profite d’abord aux élites. Mais plus qu’une analyse d’ensemble, on trouvera surtout là une galerie d’anecdotes microsociales, faite d’avoir pu recueillir les réactions des premiers acteurs concernés : les dirigeants chinois.


W. Anthiolis, Inside Out India and China. Local Politics go Global, Brookings, Washington D.C., 2013
Un voyage américain (et en famille) chez les deux grands émergents, pour le directeur exécutif de la Brookings, qui en revient avec une présentation pédagogique des rapports de force locaux, dans les arcanes desquels l’Occident ferait bien d’investir. Tel est en effet le message principal de ce livre. Passé les rappels sur la force économique de la Chine et de l’Inde, passé également le récit de voyage (émaillé de comparaisons systématiques avec les Etats-Unis), c’est à une analyse prospective des relations extérieures avec des entités ou échelles d’analyses locales (sur le mode de l’ouvrage classique de Brian Hocking, Localizing Foreign policy, 1993) que nous convie W. Anthiolis. Les deux géants ne sont pas des blocs monolithiques. Ils sont constitués, pour la Chine, de Promised Land (sur la côte, Guangdong, Shanghai, Jiangsu Zhejiang, Hong Kong), de Heartlands (Xi’an, Chongqing, Sichuan) et de Badlands, le far West chinois (Xinjiang, Tibet, Mongolie Intérieure) ; et pour l’Inde, de Forward States (Maharashtra, Gujarat, Tamil Nadu), de bacward States (Bihar, Uttar Pradesh), et de swing States (Andhra Pradesh, Bengale occidental). Chacun de ses Etats à son homme fort (ou son équivalent féminin). Le monde a appris à connaître Bo Xilai à Chongqing par son médiatique procès. Il découvre désormais l’homme fort du Gujarat, Narendra Modi, aujourd’hui en tête des sondages avec le BJP pour les élections générales indiennes. Il lui reste à connaître mieux Nitish Kumar au Bihar, ou la charismatique Dravida Munnetra Kazhagam au Tamil Nadu. L’avenir de l’ordre multilatéral, pour l’auteur, passe d’abord par une meilleure interaction avec ses acteurs là, qui décident des échanges, des investissements, des équilibres, à des échelles qui dépassent celles de bien des pays européens.


W. Pal Singh Sidhu, Pratap Bhanu Mehta, B. Jones, Shaping the Emerging World. India and the Multilateral Order, Brookings, Washington D.C., 2013.
Comment le géant indien entre-t-il dans l’ère de la diplomatie multilatérale ? Comme Rule Taker, Rule Breaker, ou Rule Shaper voire Rule Maker ? Telle est la problématique de cet ouvrage collectif qui rassemble des experts nord-américains, européens et indiens. A partir d’une posture internationaliste sous Nehru, transformée en multilatéralisme axé sur le tiers-mondisme et le non-alignement à partir des années 1960, puis en néo-internationalisme cette fois défensif à partir de la fin des années 80 et de la fin de la guerre froide, l’Inde peut-il adopter un multilatéralisme responsable ? puissance régionale incontestable, parfois belliqueuse (Goa en 1961, la guerre avec la Chine en 1964, avec le Pakistan en 1965, le Bangladesh en 1971, l’annexion du Sikkim en 1975…), obsédée par la comparaison avec la Chine d’un côté, la tension avec le Pakistan de l’autre, cette puissance nucléaire désormais assumée regarde aussi sur sa côte est vers l’ASEAN, et sur sa côte ouest vers le Golfe et le Moyen-Orient. Sa puissance économique nouvelle change la donne, mais de quelles compétences et ressources politiques le pays dispose-t-il pour affirmer sa présence dans le jeu prenant et couteux des circuits multilatéraux, avec de surcroît une opinion publique parfois hostile aux concessions, et des acteurs économiques nationaux importants qui défendent leurs intérêts ? Dans ses contentieux régionaux, l’Inde a eu une fibre multilatérale réticente (sur le Cachemire ou le Rann de Kutch avec le Pakistan ou sur la frontière avec la Chine). Dans sa stratégie maritime encore incertaine (voir la Maritime Strategy de 2009 et les rapports annuels du ministère indien de la défense), l’heure est davantage à la course à la nucléarisation des océans avec le Pakistan, qu’aux règlements internationaux. Déçu initialement par les arbitrages ou non-arbitrages de l’ONU sur le Jammu & Cachemire, New Dehli s’est défié des traités portant sur le nucléaire, et s’est retranché vers une posture souverainiste, que l’on a retrouvée sur la Libye en 2011. Avec 6.850 soldats et un millier de policiers sous commandement onusien en 2013, l’Inde semble pourtant jouer le jeu des opérations de paix, mais sans stratégie claire, selon Richard Gowan et Sushant K. Singh (chapitre 10). Cette posture semble résumer un comportement qui prône un multilatéralisme ouvert mais à condition qu’il mette l’occident et les émergents sur un pied d’égalité (comme à Copenhague sur le climat en 2009). Un comportement international, finalement, qui réagit aux compétitions avec Pékin et Islamabad davantage qu’il ne construit sa vision.


J-L. Racine (dir.), Asie, La Documentation française, collection Mondes émergents, Paris, 2013

Comme chaque année, l’annuaire Asie de la Documentation française mobilise des experts de haut niveau pour décrypter l’actualité récente d’une région plus que jamais au cœur des relations internationales. Quatre grands acteurs sont d’abord analysés (la Chine évidemment, le Japon, l’Inde et l’Indonésie), suivis par deux « focus » (cette année Birmanie et Afghanistan) et deux papiers transversaux de relations internationales (le pivot d’Obama et l’Asie face à la crise économique occidentale). Les dynamiques internes et externes sont toutes deux analysées (voir par exemple Eric Fracon sur l’Indonésie comme pivot du Sud-Est asiatique). On retiendra entre autres analyses la triple crise afghane vue par Gilles Dorronsoro (une crise économique liée au désengagement occidental, une crise institutionnelle avec la fin du mandat Karzaï, et une crise sécuritaire avec la poussée des Talibans), et les motivations du pivot interprétées par Jean-Loup Samaan : un contexte diplomatique qui impose l’Asie comme région centrale, un contexte domestique qui fait traditionnellement de la Chine un test de la politique étrangère présidentielle face aux attaques partisanes, et enfin un contexte bureaucratique dans lequel un pivot asiatique vient renforcer l’armée de l’air et la marine, tandis que les guerres afghane et irakienne avaient privilégié l’armée de terre.


St. Balme, La tentation de la Chine. Nouvelles idées reçues sur un pays en mutation, Le Cavalier Bleu, Paris, 2013

Comme le veut la formule de cette collection « Idées reçues », un auteur reprend les clichés véhiculés sur un enjeu ou un pays donné, pour les déconstruire par une approche pédagogique, par un essai personnel, et par des éléments de recherche. Ici, c’est à nos propres perceptions occidentales de la Chine que s’attaque Stéphanie Balme. Sont ainsi passées au crible les croyances de nos imaginaires (sur une civilisation inaccessible, arriérée et confucianiste), nos images de l'Etat (totalitaire mais plus communiste, arbitraire, corrompu et ne respectant pas ses promesses), et de sa puissance supposée fragile. On retient entre autres l’excellent chapitre, nourri d’une grande culture sinisante, sur le confucianisme, la présentation éclairant de l’enjeu que constitue Hong Kong, et les passages sur le rapport de Pékin au monde, en particulier au spectre du soft power ou du Tibet. Plus qu’une introduction à « l’Orient compliqué », c’est un point d’actualité géopolitique à l’usage de l’étudiant comme du décideur qui nous est ainsi proposé.