vendredi 22 novembre 2013

P. Grosser, Traiter avec le diable ? Les vrais enjeux de la diplomatie au XXIe siècle



P. Grosser, Traiter avec le diable ? Les vrais enjeux de la diplomatie au XXIe siècle, Odile jacob, Paris, 2013

Les autres notes de lecture dans la rubrique "Ouvrages reçus" de la Lettre de l'IRSEM n°7-2013

Il n’est pas inutile de reprendre la réflexion sur la fabrique du Diable à l’heure où l’on s’interroge, entre autres, sur la marge de manœuvre des grandes diplomaties face au problème syrien, qui met aux prises des acteurs aussi peu engageants les uns que les autres (« It's hard to keep facing down Middle East Hitlers when there are no Churchills on the other side », écrivait Thomas Friedman dans le New York Times en septembre 2013). Et les « diables » de Pierre grosser sont aussi nombreux que les utilisations qui ont pu en être faites par les puissances occidentales depuis le début du XXe siècle.

On retrouve d’abord dans cet ouvrage la marque de fabrique de l’auteur : une puissance de travail qui s’exprime entre autres par presque 70 pages de notes aussi riches qu’utiles (imposer cela aujourd’hui à un éditeur grand public compte également parmi les grands enjeux diplomatiques du XXIe siècle). Les lectures convoquées et synthétisées ici offrent un large tour d’horizon d’une question pourtant classique (la perception-construction-réduction de l’autre), éclairant la réflexion d’une multitude d’exemples, sans naturellement dépasser pour autant le résumé de Pierre desproges, rappelé à juste titre par P. Grosser : « l’ennemi est bête. Il croit que c’est nous l’ennemi alors que c’est lui ».

On trouve ensuite l’illustration de tout ce que peut apporter l’Histoire lorsqu’elle est intelligemment mobilisée au service d’une réflexion politique, stratégique et prospective. L’ouvrage part ici de quelques syndromes célèbres, qui ont pu tour à tour inciter à l’action précipitée (Munich), ou au contraire paralyser les décideurs (Suez ou le Vietnam), toujours à partir de simplifications abusives, plaçant au cœur de la réflexion un ennemi diabolisé. Pierre Grosser quitte alors l’Histoire pour elle-même, et passe au diagnostic politique, avant  d’affronter le « policy-oriented ». le constat est d’abord pessimiste : aucune méthode pour « traiter avec le diable » (la confrontation manichéenne, le containment ou l’engagement) ne s’est avérée définitivement convaincante, du fait de mécanismes de représentations qui faisaient trop souvent perdre de vue les mécanismes de la Realpolitik. Si traiter avec l’ennemi diabolisé est jugé à la fois comme un aveu de faiblesse et un risque politique inutile voire contre-productif, alors « que faire ? ». Précédemment incarné par un ennemi héréditaire ou au moins consacré, le « Diable » est désormais ailleurs, et pas seulement dans les détails : retardataires, perturbateurs antidémocratiques, criminels ou barbares. Il donne lieu à une hypothèse intéressante (p.213) : « le diable, ce sont les restes du XXe siècle », mais c’est aussi la déliquescence de l'Etat, dans un monde dont il est temps de reconnaître qu’il ne connaîtra ni la perfection, ni la simplicité, ni les baguettes magiques, lesquelles ne résident ni dans la chasse à l’homme (de Geronimo à Ben Laden), ni dans la transformation du Méchant en parfait libéral-démocrate. Pierre grosser plaide tout de même pour la diplomatie, sans appeasement mais sans hystérie, et qui parte du bon sens : faire de la politique étrangère c’est d’abord parler à l’autre et non seulement à l’interlocuteur que l’on s’est choisi. Il avoue une légère préférence pour le modèle du containment intelligent, tel qu’il a pu être parfois mené face à l’Union soviétique, avec son lot d’engagement, comme la politique de Nixon-Kissinger avec Pékin. « Le colonialisme, l’impérialisme occidental, le militarisme sont les vrais diables », écrit-il (p.93) sur la base de Suez et du Vietnam. Mais la nature multiforme de ce diable aujourd’hui s’impose au fil du livre. Restent quelques questions bien sûr. En dépit des efforts de certaines diplomaties pour caricaturer l’ennemi et le construire en un diable unique, l’entreprise est-elle encore possible aujourd’hui, tant ces diplomaties-là sont obligées de reconnaître que le terrain libyen n’est pas la Syrie, ni le Mali, l’Afghanistan ? Par ailleurs, qui sont les diables des diables eux-mêmes ? Si les Etats-Unis s’imposent comme le point de référence majeur de cette étude sur la construction de l’ennemi, Moscou et Pékin, le Hezbollah, Radio Mille Collines, feu Hugo Chavez ou Slobodan Milosevic ne sont pas non plus novices en la matière. On sait aujourd’hui, au Kremlin, mobiliser contre « l’impérialisme » géorgien, ou en Chine contre « l’impérialiste » japonais. La montée en puissance des émergents (déjà bien émergés) va-t-elle réécrire la construction de l’autre sur la base de nouvelles approches plus axées sur la longue cuiller que sur la baguette magique ? Auquel cas les inventeur occidentaux de la Realpolitik seraient finalement battus sur leur propre terrain.

Un ouvrage à lire, incontestablement, avec un coup de chapeau à son auteur : il n’est pas donné à tout le monde de sortir vainqueur d’une confrontation de 350 pages avec le Diable.

Rôle et posture stratégique



Rôle et posture stratégique
La Lettre de l'IRSEM

La sociologie des rôles (ou la role theory)  n’explique certainement pas tout dans les relations internationales et stratégiques, mais mérite que l’on y revienne pour plusieurs raisons (voir entre autres M.J. Hindin, "role theory" in G. Ritzer (ed.) The Blackwell Encyclopedia of Sociology, Blackwell, 2007 ; S. Harnisch, C. Frank, H.W. Maull, Role Theory in international relations, Taylor & Francis, 2011).
En la résumant grossièrement, cette approche, issue de la sociologie interniste bien avant de se pencher sur les affaires mondiales, nous invite à adopter la démarche suivante : 1- elle insiste sur les comportements et attitudes attendus de la part d’un acteur, en fonction de sa position et de son statut dans un jeu politique ou social donné. 2- A partir du moment où toute interaction sociale (nationale ou internationale) produit des attentes réciproques et des postures pour y répondre, les comportements, les pratiques, les discours des acteurs sont liés au rôle qu’ils adoptent. 3- Ce rôle procède à la fois de la stratégie (« je vais prendre telle posture pour asseoir ma position vis-à-vis des autres »), et de la contrainte : une fois un rôle instauré, adopté et intégré par un acteur, attendu de surcroît par ses interlocuteurs ou par des publics, il devient difficile de s’y soustraire.

La question classique et maintes fois débattue dans l’étude des relations internationales est donc : les comportements stratégiques de certains acteurs (Etats, mais aussi acteurs non gouvernementaux,  groupes religieux, milices, etc.) s’expliquent-ils au moins en partie par le rôle qu’ils souhaitent ou s’imaginent tenir, et que l’ « on » (amis, ennemis ou partisans) attend d’eux ? Le piège étant naturellement, pour un acteur, de vouloir coller à un rôle tel qu’il le perçoit lui-même sans s’apercevoir qu’il est le seul à y croire encore, ou pire, que ce rôle est devenu contreproductif. Pour l’observateur, il est plutôt de voir partout des « rôles » quasi-psychanalytiques, et de sous-estimer ainsi la brutalité des intérêts et des rapports de force, bien réels.
On voit d’abord comment l’approche par le rôle diffère de l’approche par l’idéologie : en tenant à un rôle, l’acteur se comporte dans l’idée d’être fidèle à lui-même ; en suivant une idéologie, il agit au nom d’un grand dessein, et par solidarité avec ceux qui pensent comme lui ou partagent les mêmes objectifs. On voit surtout comment, dans l’étude des comportements stratégiques, cette explication par le rôle et ses perceptions (perceptions de soi et des autres) s’oppose à la famille des explications par le calcul de l’intérêt rationnel et cynique. L’analyse du comportement stratégique par la tenue d’un rôle redonne notamment à la sociologie des acteurs (et même à leur psychologie) une place que l’approche rationnelle, au nom de la Realpolitik, n’accordait pas.

Entre idéologie et intérêt, l’explication par le rôle ne doit donc pas être sous-estimée. Les exemples d’applications pratiques de cette interrogation théorique ne manquent pas. Les Etats-Unis se sont-ils lancés dans les guerres néo-conservatrices du « grand Moyen-Orient » dans les années 2000 parce qu’ils poursuivaient l’idéal d’un monde remis à plat à leur image ? Pour tenter plus cyniquement de consolider leur emprise sur une région stratégique ? Ou par conviction que leur rôle dans le monde imposait de telles aventures dans un monde perçu alors comme unipolaire ? Entre une idéologie pour l’heure introuvable (sauf erreur), et des intérêts commerciaux certes bien compris mais qui n’expliquent pas tout, peut-on imaginer que l'Allemagne refuse la résolution 1973 sur la Libye, comme elle rejette tout profil interventionniste, parce que son rôle désormais fixé et assumé, hérité de la tragédie de la Seconde Guerre mondiale, fait consensus sur le front domestique et permet de militer ouvertement, à l’extérieur, pour une posture de politique étrangère au profil commercialement haut et politiquement bas, qui pourrait se faire porte-parole sur cette ligne d’une clientèle sans doute majoritaire sur ce point en Europe voire au-delà ? La posture chinoise, dont la composante communiste et tiers-mondiste ne va plus de soi, est-elle simplement mercantile et en quête de ressources, ou bien traduit-elle la perception d’un rôle retrouvé d’ancienne puissance mondiale et d’Empire du milieu ? Lorsque Pékin signifie à ses voisins asiatiques de l’ASEAN que la Chine est « un grand pays » alors que les autres ne sont que des petits, cette approche par le rôle gagne un point. Comment, enfin, lire l’activisme soutenu de la France dans les dossiers internationaux récents, de la Côte d’Ivoire à la Syrie, à la lumière de cette théorie des rôles ? La France se perçoit-elle comme puissance responsable obligée de par son statut et sa légitimité de membre permanent du Conseil de Sécurité, d’intervenir politiquement voire militairement sur une vaste palette d’enjeux ? Se perçoit-elle comme celle qui doit dire « non » pour tenir son rôle et son rang (non à l’aventure irakienne hier, au massacre de Benghazi, au contrôle de l’intégralité du Mali par les groupes jihadistes, à l’usage d’armes chimiques sur des populations civiles en Syrie, mais aussi à l’accord nucléaire iranien…) ? Cette approche a sans aucun doute ses limites et parfois ses caricatures, mais admettons que les multiples essais sur les revirements idéologiques supposés ou sur les intérêts néocoloniaux, sont rarement plus fins…

La vérité n’est jamais dans un seul de ces trois pôles (rôle – idéologie – intérêt) mais toujours éparpillée, au gré des organigrammes, entre les convictions divergentes de décideurs multiples, finalement arbitrées (ou pas) par le plus haut niveau de l’exécutif. Et de nombreuses questions restent en suspens. En premier lieu, ces trois clefs peuvent-elles se combiner ou sont-elles irrémédiablement antagonistes ? Il n’est pas interdit de penser que la France, en s’accrochant à un rôle, peut réconcilier valeurs et intérêts (en l’occurrence la défense d’une posture qui lui confère une légitimité pour siéger toujours comme membre permanent au Conseil de Sécurité). Par ailleurs, l’une de ces clefs du comportement stratégique s’impose-t-elle globalement dans le monde actuel ? observe-t-on plutôt des cultures différentes, propres à des zones ou à des Etats (une Europe en quête de rôle normatif et civil, une Amérique messianique, un monde non occidental davantage guidé par l’intérêt brut…) ?

Parmi les penseurs on conseillers de l’action extérieure, les partisans du rôle revendiquent généralement un rang ou une « exception » ;  les partisans d’une idéologie revendiquent une « vision » ;  les partisans du réalisme s’estiment seuls à revendiquer une stratégie digne de ce nom. Le débat est ouvert, mais la redécouverte du rôle mérite l’attention, aussi bien pour les marges de manœuvre qu’il dégage, que pour les pièges qu’il tend et les contraintes qu’il impose.

dimanche 10 novembre 2013

L'annuaire "Afrique du Nord Moyen-Orient" de la Documentation Française, créé par Rémy Leveau il y a 10 ans

A l'occasion du dixième anniversaire de L'annuaire "Afrique du Nord Moyen-Orient" de la Documentation Française, créé par Rémy Leveau en 2003, nous reproduisons ci-dessous l'hommage rendu dans l'édition de 2005 à ce collègue, ami et maître, qui venait de nous quitter en février de la même année. Rémy Leveau était professeur à Sciences Po où il avait fondé le programme Monde Arabo-Musulman contemporain, et initiateur de nombreux projets, qui avaient abouti entre autres à la création du CEDEJ au Caire. Cet annuaire est désormais co-édité par F. Charillon et Alain Dieckhoff, sous les timbres de la Documentation Française, du CERI (Sciences Po CNRS) et de l'IRSEM.




 

 

 

 

Hommage à Rémy Leveau

(publié au printemps 2005)

Rémy Leveau nous a quittés brutalement au printemps 2005, et sa disparition laisse un vide douloureux. Un vide scientifique d’abord. Son riche parcours, son apport à la sociologie politique du monde arabe (dont le fameux Fellah marocain défenseur du trône), sa connaissance des hommes, des sociétés et des dynamiques qui lient les deux rives de la Méditerranée, n’ont nul besoin d’être rappelés ici. ses proches et ceux qu’il a formés, de Catherine de Wenden à Gilles Kepel et bien d’autres encore, lui ont rendu hommage, nous remémorant à juste titre ce que nous lui devions. Un vide, ensuite, que nous pourrions qualifier d’ « entrepreneurial ». Rémy Leveau savait bâtir, consolider, pérenniser les structures scientifiques nécessaires pour que la France ait son approche, son expertise de l'Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Conscient que les talents ne peuvent prospérer sans institutions pour les accueillir, il a beaucoup construit, du CEDEJ au Caire jusqu’à l’école d’Analyse du Monde Arabe Contemporain, à l’IEP de Paris. Avec une habileté et un entêtement administratifs trop rares chez les savants comme chez les politiques, il a contribué à rapprocher ces deux mondes, qui dans l’hexagone se méfient l’un de l’autre. Surtout, il laisse un vide humain. Rémy Leveau, s’il plaidait avec âpreté pour ses idées et pour ses réalisations, n’aimait pas les querelles de clocher. Il regardait avec amusement, chez les chercheuses et les chercheurs, s’affronter les narcissismes de la petite différence, pour tenter ensuite de les réconcilier. Sans se prendre au sérieux, il défendait les siens : pour eux plutôt que pour lui-même, il savait se faire mandarinal. Autour d’un verre, à la table de l’un de ces restaurants parisiens qu’il affectionnait et auxquels il se rendait à vélo, Rémy Leveau était capable, dans la même phrase, d’anticiper un scénario politique improbable dans tel Etat du Proche-Orient, de se souvenir d’une source de financement oubliée qui tirerait d’affaire tel doctorant en difficulté, et de réaffirmer son soutien à tel autre, en qui peu croyaient encore. Homme de science, d’organisation et de fidélité, il a beaucoup transmis. Pour les étudiants, restent ses livres et ses articles. A ses amis, reste le souvenir : certaines salles de Sciences-Po, des rues près de la gare de Lyon, auront longtemps comme un parfum d’Orient. Et aujourd’hui l’esprit qui l’animait, à la fois ouvert sur les autres et ferme sur les principes, reste plus que jamais à défendre. Ceux qu’il a su instruire ne manqueront pas de le faire, avec la force qu’il leur a apprise.

Frédéric Charillon