dimanche 23 novembre 2014

J-F. Morin sur La politique étrangère



J-F. Morin, La politique étrangère. théories, méthodes et références, Armand Colin, Coll. U., 2013

La politique étrangère n’est pas à proprement parler la même chose que la politique de défense, on en conviendra. L’ouvrage de Jean-François Morin (professeur de relations internationales à l’Université Libre de bruxelles) part d’un cadre suffisamment large cependant, pour intéresser différentes politiques publiques. Récapitulant avec pédagogie (c’est bien l’objet de cette collection) ce qui fait les objectifs, les ressources, ce qui identifie les instruments ou les résultats de la politique étrangère, revenant sur les différents niveaux d’analyse (agent, structure, processus décisionnel, niveaux d’action, rétro-action), cet ouvrage s’inscrit dans la ligné de la foreign policy Analysis (FPA), dont elle présente les évolutions, les chapelles, les échecs aussi, opposant les approches par la rationalité, la culture, les acteurs sociaux, les institutions, la bureaucratie, le poids des décideurs.

A comparer avec d’autres manuels anglo-saxons récents (comme le Hadfield, Smith & Dunne, foreign policy. Theories, Actors, Cases, Oxford University Press, 2012 – 2e édition), celui-ci se signale notamment par une bibliographie riche, mais originale puisqu’elle privilégie les articles d’études de cas plutôt que les ouvrages de synthèse. Notons également l’excellente conclusion qui appelle à une politique étrangère comparée ainsi qu’à une ouverture de la FPA sur les acteurs non étatiques, rend hommage aux auteurs non américains (Carlsnaes en Suède, Jorgensen au Danemark, Ch. Hill au Royaume-Uni, Thomas Risse en Allemagne, Kal Holsti au Canada, Alex Mintz en Israël, Douglas van Belle en Nouvelle Zélande…), ainsi qu’aux comparativistes (Kaarbo, jenkins-Smith, Larsen, Oppermann, Balabanova….). Notons enfin l’insertion des approches de l’action extérieure dans la science politique plus généraliste, au prisme par exemple du féminisme, des modèles cybernétiques ou bien sûr du constructivisme. Comment, pourquoi et par qui des décisions sont-elles prises, qui engagent l’Etat et la société sur la scène mondiale ?  On trouvera dans cet ouvrage un large menu permettant de répondre à cette question toujours cruciale.

T.M. Nichols et V. Narang sur la dissuasion nucléaire



 

Th. M. Nichols, No use. Nuclear Weapons and U.S. national Security, University of Pennsylvania Press, 2014
V. Narang, Nuclear Strategy in the Modern Era. Regional Powers and international Conflict, Princeton University Press, 2014

Retrouvez les autres notes de lecture dans la Lettre de l'IRSEM n°7-2014

Deux ouvrages universitaires américains viennent alimenter utilement la réflexion stratégique sur la dissuasion contemporaine, renouvelant considérablement l’exercice. Appliqué explicitement au cas américain, le travail de Thomas M. Nichols,  (Professeur au Naval War College de Newport) rappelle à quel point toute réflexion sur l’arme nucléaire doit repartir des leçons de la guerre froide, qui l’a vue naître. Revenant sur le sens de la dissuasion entre1950 et 1990, l’ouvrage s’interroge ensuite que sa signification dans un monde bipolaire, sur leur réappropriation par des Etats qui ne sont plus des superpuissances, et sur l’intérêt d’une dissuasion minimale. Les questions que soulève la dissuasion, on le sait, sont nombreuses : la première tient à l’incertitude absolue de ce qu’il restera des doctrines à l’épreuve de la réalité, et donc à la crédibilité du concept même de dissuasion, avant même d’entrer dans ses aléas techniques. Le processus décisionnel du feu nucléaire, ses flous (le rapport entre autorités civiles et militaire) et ses risques (un accident est-il possible ?), le coût réel de la bombe, la possibilité effective de frapper les populations civiles de gouvernements non démocratiques qui auraient déclenché les hostilités (ou bien d’imaginer d’autres scénarios, d’autres ciblages), la répartition des vecteurs (triade air-terre-sous-marins), les interrogations sur la dissuasion élargie aux alliés (qui rend l’auteur plus que sceptique), sur l’efficacité d’une défense anti-missiles (idem), constituent autant d’inconnues qui exigent de repenser la dissuasion. Nichols plaide ici pour une place plus grande faite à la riposte conventionnelle face aux Rogue States, mais pour le maintien d’une assurance vie nucléaire minimale, en dépit de son coût. Il contribue, en tout cas, au débat américain sur la question, toujours vivace.
Vipin Narang (politiste au MIT), s’intéresse exclusivement aux puissances qu’il qualifie de régionales, c'est-à-dire qui ne sont pas les deux superpuissances de l’ère bipolaire : Pakistan, Inde, Chine, France, Israël et afrique du Sud (1979-91). La Corée du Nord et l’Iran sont exclus de l’analyse, faute de sources et de certitudes. L’intérêt principal de son analyse tient dans la typologie des doctrines qu’il propose, distinguant trois postures possibles : a) la posture « catalytique », où le recours à l’arme nucléaire est brandi essentiellement pour déclencher la protection d’un allié plus important (Israël et l'Afrique du Sud, cherchant à s’assurer de la protection américaine) ; b) la posture de « représailles assurées », pour les Etats qui excluent le first use, mais promettent la riposte nucléaire à quiconque les agressera nucléairement (Inde, Chine) ; c) la posture d’ « escalade asymétrique », de la part des Etats qui, à partir d’un territoire géographiquement plus vulnérable, assurent le feu nucléaire à quiconque mettrait en danger leur existence, même avec des moyens conventionnels (France, Pakistan). Comment ces doctrines ont-elles été retenues, comment ont-elles évolué avec les changements internationaux ? (La France, par exemple, aurait pu,  la fin de la guerre froide, passer à une posture catalytique, plutôt que de maintenir l’escalade asymétrique devenue, avec la fin de l’Union soviétique, tous azimuts). Plus que dans la contingence technologique, l’auteur cherche la clef de cette énigme dans l’optimum rationnel à trouver entre décideurs civils et militaires.
Il ressort de ces ouvrages des points qui, avec d’autres travaux (notamment le Dissuasion nucléaire au XXIe siècle de Thérèse Delpech, 2013), commencent à faire consensus : a) il y a nécessité de repenser la dissuasion à l’heure de la prolifération ; b) un monde sans armes nucléaires n’est pas pour demain, mais une perspective de dissuasion minimale est plaidable ; c) la folie de l'hypothèse nucléaire ne doit à aucun prix être banalisée, la possession de la bombe par des régimes aux processus décisionnels incertains pose un risque supplémentaire à cet égard, mais les grandes puissances, du temps de la guerre froide, ont parfois été légères, elles aussi, dans leur maniement de cette menace ultime.  ; d) la dissuasion ne fonctionne pas contre tout le monde ni contre tout type d’agression ; e) la dissuasion élargie (aux alliés ou voisin) est moins que jamais crédible.
D’utiles contributions à un agenda de recherche qui, en France, doit être redynamisé.