samedi 21 décembre 2013

L’intervention : conditions et attitudes

La Lettre de l'IRSEM

 Editorial de la Lettre de l'IRSEM n°8-2013

Quelles conditions devront être réunies pour une intervention réussie dans les années qui viennent ? De quelle marge de manœuvre une puissance de la taille de la France (ou de ses principaux partenaires européens) dispose-t-elle pour réunir ces conditions ? Se pencher vers l’évolution du concept aussi bien que du contexte de l'intervention au fil des dernières années, permet de mesurer tout ce qui a changé en la matière.

Les définitions académiques classiques de l'intervention stipulaient que cette dernière renvoyait à « l’application directe et coercitive de la force militaire dans le cadre d’un conflit interne afin d’en modifier le cours et l’issue » (N.S. McFarlane, intervention in Contemporary World Politics, Oxford University Press, Oxford, 2002). Mais chacun sait que le contexte stratégique post-bipolaire a modifié considérablement les paramètres, parfois en plusieurs étapes. Roland Dannreuther (international Security, Polity Press, Cambridge, 2013 – voir notre Livre du mois) identifie ainsi trois périodes distinctes depuis la fin des années 1980 : a) une période d’espoirs déçus sur la possibilité d’interventions nombreuses et consensuelles (1988-94), qui s’est achevée par le quadruple échec Angola – Somalie – Bosnie – Rwanda ; b) une période marquée par le renouveau de l'intervention (1995-2001), qui vit le remplacement de l’ONU par l’OTAN, et la réconciliation entre les deux impératifs humanitaire et stratégique, autrefois considérés comme opposés, avec notamment les épisodes de la Sierra Leone, du Timor, de la RDC ou du Kosovo) ; c) la période actuelle, qui vit le débat voire le doute – donc le pragmatisme – s’installer, depuis le 11 septembre 2001 jusqu’aux considérations actuelles sur la Syrie, en passant par la Libye, le Mali ou la Centrafrique.

Cette période dans laquelle nous sommes toujours inscrits, est marquée par au moins trois traits :  1- le retour en grâce de l'intervention unilatérale ou lancée par un petit nombre d'Etats, notamment pour des raisons d’efficacité et de réactivité  ; 2- la montée en puissance d’un défi non militaire en aval et de long terme : la reconstruction d'Etat faillis, qui pose la question du staying power bien plus que du fire power ; 3- l'élargissement croissant d’un fossé entre pays développés du Nord, principaux « fournisseurs » d’intervention, et grands émergents du Sud, opposés à cette culture stratégique ou à cette perception de l'intervention vertueuse, au nom de la souveraineté. Nous verrons probablement se développer les échelles d’attitudes et se complexifier les comportements politiques internationaux à l’égard de cette question. A ce stade, nous pourrions faire l'hypothèse d’au moins quatre comportements possibles, dont trois seulement sont favorables à l’intervention. 1- Des Etats favorables à des interventions ponctuelles, précises et à haute valeur ajoutée en termes de savoir faire, de préférence concertées ou adoubées par la communauté internationale, qui de fait rehaussent ou confirment leur statut de puissance responsable dans la société internationale, et par ailleurs réconcilient à leurs yeux intérêts nationaux, intérêts partagés au nom du bien commun, et défense de certaines valeurs. Les interventions françaises récentes illustrent sans doute cette tendance. 2- Des Etats ouvertement opposés à l'intervention par principe (au nom de la souveraineté), par culture stratégique (méfiance vis-à-vis de ce qui est perçu comme une immixtion, croyance faible en la sincérité de l'intervention au nom des valeurs, vue comme un « faux nez » de la Realpolitik, etc.), ou par calcul (crainte que ces valeurs puissent être un jour mobilisées contre leurs propres pratiques). On reconnaît pour l’heure l’attitude d’un certain nombre de puissances, par exemple sur le dossier syrien ;  3- Des Etats ou plutôt des responsables politiques opposés à l'intervention au nom du réalisme : c’est l’attitude de type « we have no dog in this fight », qui engage à la plus grande prudence avant de se lancer dans une aventure dont l’effet final recherché ne fait pas l’unanimité, ou dont la liste des participants demeure imprécise. Les Etats-Unis ont connu cette phase après la Somalie. L’argument est avant tout militaire (crainte de l’enlisement) et politique (crainte de l’isolement). 4- Enfin, et c’est sans doute là le cas le plus intéressant, émerge peut-être une quatrième catégorie d’attitude : l’opposition à l'intervention par souci de ménager une clientèle qui y est elle-même hostile, soit pour les raisons que nous avons déjà évoquées lorsqu’il s’agit des grands émergents, soit pour des raisons liées à un profil bas en matière de politique étrangère (ne pas souscrire à une intervention, de peur d’être sollicité pour y contribuer économiquement). Dans le premier cas, il peut donc s’agir d’une opposition de principe à l'intervention pour des raisons commerciales. Dans le second, il peut s’agir de se constituer une clientèle politique à dominante de profil bas (sinon neutre ou pacifiste), par exemple au sein de l'Union Européenne.

On voit ainsi les défis qui s’annoncent pour une puissance comme la France, partisane à l’heure actuelle, sur plusieurs exemples récents, de l'intervention au nom du principe de responsabilité. Parmi ces défis : s’assurer des moyens militaires et économiques suffisants, avec le soutien de partenaires, pour atteindre les objectifs fixés ; ne pas se laisser enfermer dans l’image d’une puissance « agitée » ou imprudente, là où d’autres joueront ouvertement (et par contraste) la carte de la puissance tranquille misant davantage sur la continuité dans la prospérité ; ne pas s’aliéner à long terme les puissances émergentes (donc les marchés émergents), avec lesquels il convient naturellement de dialoguer intensément. Au final, une bataille s’engage sur l’attribution du label de puissance responsable, entre les puissances estimant que l’éthique de responsabilité se trouve bien, parfois, du côté de l'intervention, et les puissances estimant au contraire que cette intervention relève de l’aventurisme. Attendons-nous à une bataille du storytelling, y compris entre proches partenaires.

Frédéric Charillon

dimanche 15 décembre 2013

J-P. Chevènement, 1914-2014. L'Europe sortie de l’Histoire ?



J-P. Chevènement, 1914-2014. l'Europe sortie de l’Histoire ?, Fayard, Paris, 2013

Il y a trois livres dans le dernier ouvrage de Jean-Pierre Chevènement, et un seul fil rouge : l'Allemagne. Les trois livres correspondent peu ou prou aux trois parties du plan. Le premier offre une réflexion – passionnante – sur les origines de la Première Guerre mondiale. En cette veille de commémorations, le souci de l’auteur est de ne pas voir le politiquement correct occulter les leçons selon lui les plus centrales de ce premier suicide de l'Europe que fut 1914. Première et seconde guerres doivent être lues comme inséparables, la seconde étant le prolongement de la première (et non de Versailles), qui eut des causes géopolitiques et non économiques. Elle était (la Première Guerre mondiale toujours) évitable car due aux erreurs de dirigeants médiocres, davantage qu’à une machine infernale attribuée tour à tour au « système » des alliances, ou à la malédiction du nationalisme. Pour ce premier volet, l’homme politique cultivé et curieux qu’est Jean-Pierre Chevènement relit et commente le débat intellectuel sur les deux rives du Rhin, discute la science politique (Thomas Lindemann) ou l’histoire (Georges-Henri Soutou). Il relève les étrangetés de cette période, qui a vu notamment la puissance montante prendre elle-même le risque de la guerre alors que le temps jouait pour elle. Le deuxième livre est plus attendu. Intitulée « D’une mondialisation l’autre », cette partie propose un panorama géopolitique qui donne l’occasion d’une violente charge contre la construction européenne, le libéralisme, le marché, la domination américaine. On retrouve là le Chevènement connu, qui émaille toutefois son propos d’indices intéressants : l'Allemagne ne nourrit plus de rêve de domination dont elle n’aurait d’ailleurs plus les moyens, et le Sonderweg a vécu (p.145) ; la situation de 2013, avec la montée en puissance de la Chine, n’est pas comparable à 1913 et il faut donc se garder de tout parallèle hâtif, même si la Chine d’aujourd’hui a en commun avec l'Allemagne d’hier une caste militaire autonome et capable d’imposer sa vision au pouvoir politique ; enfin l’auteur ne croit pas à une transition de puissance au bénéfice exclusif de Pékin, qui connaît trop peu le monde et que le monde connaît trop peu. La troisième partie enfin, propose des pistes pour sortir de l’impasse. Outre les provocations d’usage qui ne manqueront pas de faire débat (« une politique européenne à la Laval », p.204, l'Europe « Titanic », ou la Grande-Bretagne refusant d’être « un Land » de l'Allemagne), l’ouvrage soutient l’idée de la sortie de l’euro pour les pays sud-européens en difficulté (option déjà émise par H-W. Sinn en 2012), et plus exactement le retour à une monnaie commune plutôt qu’unique. Déplorant le décrochage français pour lequel on ne saurait incriminer l'Allemagne, il préconise finalement un retour à l'Europe des nations à la De Gaulle, fondée sur un tandem franco-allemand retrouvé, mais qui saurait enfin se parler franchement.

La hantise du déclin n’est pas nouvelle pour l’homme politique (La France est-elle finie ?, s’interrogeait-il en 2011), ni celle de la relation franco-allemande (France Allemagne : parlons franc, 1996). l'Allemagne de Jean-Pierre Chevènement, grande Suisse mais petite Chine (par sa politique extérieure presque exclusivement commerciale), est bien au cœur du processus européen, dont elle s’éloigne pourtant, en se tournant de plus en plus vers les grands émergents qu’elle ménage au point de refuser de soutenir Paris et Londres dans l’affaire libyenne de 2011. Là se trouve tout le paradoxe : l'Allemagne finit par se désintéresser elle-même de cette Europe qu’elle a contribué à affaiblir en lui imposant ses méthodes, à force d’avoir réussi à la dominer par la monnaie. Et la France, avec qui la parité n’est plus qu’une chimère, n’a d’autre choix que de reparler à l'Allemagne pour sauver l'Europe, et empêcher cette dernière comme elle-même de sortir de l’Histoire. Reste à savoir si, outre Rhin, la préoccupation est la même, et si l’élément français de ce tandem conserve la même centralité.

mercredi 11 décembre 2013

France and its new military budget: rethinking power




This article was originally published in RUSI Newsbrief (Vol. 33, No. 6, November 2013), at http://www.rusi.org/publications/newsbrief/

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French flagFrance’s New Military Budget: Rethinking Power The military spending provisions adopted by France in October, along with its new White Paper on defence, will play a key role in determining the type of power the country is able to exert.
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France now disposes of two resources to set the broad agenda for its defence and strategic posture in the years to come: a White Paper on Defence (published on April 29, 2013) and a newly-adopted program (Loi de programmation militaire) concerning military spending and budgetary provisions for the period covering 2014-2019, to be voted by Parliament this fall.

This thorough review of both ends and means of the French military apparatus has come at a paradoxical moment for the country. France has been hit hard by budgetary constraints (not unlike those affecting its principal allies) while at the same time is shaping up to be the most interventionist of the Western powers. Examples abound – from Paris’ strong stances in the Ivory Coast and Libya crises (spring 2011); to its January 2013 Operation Serval in Mali; and even in Syria, where France’s willingness to strike the Assad regime was no secret. Perhaps tomorrow, France’s attention will turn to the Central African Republic, where French Foreign Minister Laurent Fabius has announced an increase in troops to confront the chaos that has seized that country.
Several levels of reflection can be deduced from these developments. The first, a  classical interpretation, is purely capacity-based. The second, and more theoretical, involves a debate on the type of power that countries such as France (or its partners of a similar size, such as Great Britain) have the ability to exercise on the international scene today.

On Goals and Means
First, does France still have the means to achieve its ambitions? With the objective to project 15,000 troops (versus the 30,000 called for in the previous Defence White Paper of 2008 and 50,000 prior to that) a net reduction is assumed. Whereas France was once worried about its inability to send more than around 15,000 troops to the 1991 Persian Gulf War, it now prides itself on having mobilized a mere 4,000 soldiers in its effort to wrestle Mali away from Islamic fighters. The downsizing of the overall military and defence staff to 242,000 by 2019 (down from 324,000 in 2008) is a broader concern, as 34,000 jobs still remain to be eliminated in in order to meet directives issued in the 2008 White Paper (with 10,000 left to cut just in order to meet staff reductions announced in 2008, plus an additional 24,000 announced in the 2008 Defence White Paper). The military budget, held at 31.4 billion euros, corresponds henceforth to 1.5% of GDP (excluding pensions and the Gendarmerie or military police force) and relies in part on the contributions of extra-budgetary resources (including 1.2 billion euros from asset sales). When comparing this figure to that of previous years, the shrinking share of defence spending becomes clear: in 1997, the military budget equaled 2% of GDP; in 1982 it was nearly 3% of GDP. The 31.4 billion euro budget called for in 2014 can be broken down as follows: 16.84 bn euros for equipment, 10.98 bn for salaries and wages, 3.48 bn for operating costs, and 0.45 bn for external operations whose eventual cost overruns will be taken care of by interdepartmental efforts.

But numbers do not tell the entire story, and war has changed considerably over the previous two decades. Military operations today require a precise military savoir-faire, well-trained elite troops, reliable intelligence-gathering capacities, and adequate equipment – much more than that of a static army preparing for a Soviet-style enemy. Today’s requirements are accounted for in the coming military provisions – in 2014, for example, the intelligence budget will benefit from an increase of 39 million euros (not including wages), and an additional 500 million euros will go toward troop equipment, weapons maintenance, training, and research and development.

French Defence Minister Jean-Yves Le Drian has insisted on several occasions that President François Hollande had saved defence from the most stringent budget cuts, which have been felt more acutely in other sectors of the civil service. President Hollande is believed to have staved off even deeper defence cuts called for by Bercy, the Finance Ministry located on Paris’ Right Bank, by citing a refusal to downgrade French capacity and accept a posture of strategic disengagement. Back on the Left Bank, another argument is often added to the one made by President Hollande: unlike Britain, which had to cut its aircraft carrier force and its maritime patrol aircraft, France has saved most of its major material capacities. “Neither abandonment, nor renunciation” is the credo. Instead, and in spite of heavy budgetary constraints, France has sought to reaffirm its global calling by adapting its military means to hard times, and working to maintain the possibility to resume a greater level of power in better economic conditions. France’s recent interventions (Libya, Mali) and its strong stances on issues like Syria are reassurance enough to those who fear for the future of France’s military arsenal – first among whom are members of the military themselves.
Nonetheless, France cannot ignore its obligation to rethink its military model, the functioning of its defence, and the organisation of its capacities. Even the successful operation in Mali, widely praised among the Allies, revealed gaps in French capabilities in certain areas (airborne transport, mid-air refueling, and aerial surveillance for instance). Material shortcomings are commonly admitted: not including external operations, the French Chief of the Defence Staff (Chef d’Etat majeur des armées) estimates that the army will finish 2013 with an average availability of 40% for Armoured Personnel Carrier. (VAB – véhicules de l’avant blindés), 48% for frigates, and 60% for the French Air Force’s combat planes. If the “neither desertion, nor renunciation” credo is rejected, reductions in the number of staff remains a reality, and managing budgetary constraints will happen by slowing a large number of armament programs considerably. For example, five years instead of two would be needed to make a new squadron of Rafale planes available. And the one-off revenues envisaged to maintain the defence budget would depend on the transfer of materials (including the possible sale of Siroco barges (Transports de chalands de débarquement – TCD) and Tigre helicopters) that have not yet been confirmed. And last, but not least, the system used to pay military salaries is undergoing a major crisis due to hardware errors. And in October 2013, France’s Court of Auditors issued a report citing severe criticisms of the management of the Defence Ministry which, despite an 8.6% cut in the number of employees between 2008 and 2012 (representing at least 45,000 jobs) has nonetheless seen a 5.5% increase in wages paid out.

In the end, the French strategic thought is beset by doubt despite a concerted political effort to maintain its military level despite difficult times. Even more than policies impacting the French defence sector, the changing blueprint of power caused by international transformations is the factor that observers most acutely feel.
On Rank and Power

France - like Great Britain - remains a first-rate military power; yet neither rivals the proportion of the United States nor, for the time being, finds itself locked into the same rising power dynamic as the major emerging countries like China. More than a “middle power,” a more appropriate descriptor for Canada or Australia, France – again like Great Britain – is a power with a global vocation. By the end of August 2013, France counted about 2,300 soldiers in multilateral operations (of which 900 were assigned to the UNIFIL in Lebanon and another 500 in Afghanistan); 5,100 in other operations (3,200 in Mali and 950 in Chad); 43,700 “forces de presence” located at military bases in Senegal, Gabon (920), Djibouti (1,970), the United Arab Emirates (700); as well as 6,650 civil and military personnel acting as so-called “sovereignty forces” in France’s overseas departments and territories (1,300 soldiers in the Indian Ocean; 1,060 in New Caledonia; 1,700 in Guyana).
  

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Nov 2013, Vol. 33, No. 6