mardi 17 juin 2014

Avenir de la mémoire


Avenir de la mémoire

Editorial de la Lettre de l'IRSEM n°4-2014




En ces temps de commémorations importantes, et structurantes pour la société qui est la nôtre, interrogeons le statut politique et social de la mémoire, ainsi que son avenir. Concept fort mobilisé dans les politiques d'Etat, mais réputé en sciences sociales pour sa complexité et ses pièges, la mémoire est d’autant plus mouvante qu’elle s’examine aux confins d’autres notions, comme l’identité, l’histoire, la culture, l’éducation… La mémoire a-t-elle des fonctions ? Comment se fabrique-t-elle et s’entretient-elle ? Comporte-t-elle des dangers ? Comment la réinventer demain ?

Des fonctions, la mémoire en a assurément, et les auteurs sont légion à s’y être penchés (A. HOUZIAUX, La mémoire pour quoi faire ?, P. RICOEUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, M. HALBWACHS, Les cadres sociaux de la mémoire, Y. DELOYE, Sociologie historique du politique…). Ciment national, armature de socialisation, raison d’un vivre ensemble, la mémoire est à la fois un agrégat de souvenirs individuels et collectifs vécus, pour les uns, la représentation transmise d’un passé non vécu, pour d’autres. Elle fait revivre, par le souvenir direct ou le témoignage, des moments forts qu’elle sacralise à l’occasion pour en faire des points de repère collectifs, dont la lecture peut d’ailleurs varier avec le temps (comme la « Grande guerre patriotique » en URSS puis en Russie). Elle permet à cet égard de rassembler, de respecter, de se situer. Rassembler d’abord, en permettant à des individus qui ne se rencontreront jamais physiquement, de faire communauté autour de ces points de repères (B. ANDERSON, Imagined Communities). Presque toutes les familles françaises ont été touchées par la Grande guerre : elles savent avoir cela en commun, même si elles n’en parleront jamais toutes ensemble. Respecter, ensuite, en rappelant ce qu’a signifié pour d‘autres avant nous, parfois venus d’ailleurs, le prix de la liberté et de la démocratie que l’on goûte aujourd’hui. La célébration du débarquement du 6 juin 1944, des soldats qui l’ont réalisé, des concepteurs qui l’ont pensé, des résistants qui l’ont préparé à leur échelle et dans les conditions que l’on sait, participe de cet apprentissage nécessaire du respect. Se situer ensuite, car les peuples ont des histoires communes qu’ils ont appris à maintenir (pour les Alliés américains, britanniques et français), ou à surmonter (avec nos voisins allemands). Dans les deux cas, le travail commun de mémoire est gagnant : se rappeler ce qui nous a unis, savoir ce que nous avons su dépasser pour vivre désormais ensemble, façonne chaque jour l’identité.

Cette mémoire ne tombe pas de nulle part. Elle s’entretient et fait l’objet de politiques publiques. Par les commémorations (O. IHL, La fête républicaine), par la production d’un discours (M-Cl. LAVABRE, « de la notion de mémoire à la production de mémoires collectives »), ou d’une éducation (L. de COCK, E. PICARD, La fabrique scolaire de l’Histoire), elle se diffuse. Elle s’écrit, surtout, et s’élabore : qui la fabrique, et a-t-elle des arrière-pensées ? Le débat sur l’écriture de l’histoire comme paramètre de la mémoire est connu (P. VEYNE, Comment on écrit l’Histoire, M. FERRO, Comment on raconte l’histoire aux enfants), et mène à la question de l’usage politique du passé  (F. HARTOG, J. REVEL, Les usages politiques du passé). On glisse alors vers les pièges de la mémoire, à ne jamais sous-estimer. Le premier d’entre eux est celui de l’occultation, qui transforme les pages peu glorieuses en tabous, puis en abcès de fixation. La mémoire est alors « empêchée », ce qui – les psychanalystes le savent – finit toujours mal. Dans la mémoire de guerre, éviter ces zones d’ombre est chose particulièrement difficile, et le rôle des historiens dans les démocraties n’en est que plus fondamental. Le deuxième piège est celui de la division, ou « l’Histoire comme champ de bataille » (E. TRAVERSO), lorsque la mémoire se fait plurielle, s’écrit dans le divorce, chacun de son côté, parfois au sein d’une même nation. C’est là tout le défi de la problématique mémoire et réconciliation, pour les sociétés convalescentes, du Cambodge à l'Afrique du Sud, des Balkans à l’ancien bloc de l’Est en passant par les anciennes dictatures sud-américaines, lorsque la mémoire, par une douleur trop forte, ne rassemble plus. Lorsqu’elle n’est plus partagée. Enfin, la manipulation de la mémoire reste d’actualité, plusieurs décennies après les grandes époques de la propagande. Manipulation par invention d’un passé qui ne fut jamais celui que l’on veut imposer aux esprits. Manipulation par exhumation, par résurgence, des pages douloureuses destinées à raviver des plaies dans une entreprise de violence à venir (à l’image de Slobodan Milosevic remettant au goût du jour après 1989, et à l’occasion de son 600e anniversaire, la Bataille du Champ des Merles au Kosovo, en même temps que l’ennemi « turc »). Manipulation sur les origines, et donc sur l’appartenance des lieux, des territoires ou des symboles (« cela nous a appartenu, donc cela nous appartient » : l’affaire de Crimée nous le rappelle aujourd’hui).

Quand bien même la vigilance contre ces dangers, en démocratie, serait intacte, à quoi donc doit servir la mémoire ? Pourquoi se souvenir ? D’abord pour assumer son histoire : la guerre en fait presque toujours partie, elle ne fut pas toujours juste ni intégralement héroïque, elle le fut aussi néanmoins, et rares sont les Etats à échapper à cette règle. Le reconnaître, l’examiner, permet ensuite de comprendre, et c’est là un deuxième objectif. Comprendre la sociologie de l’héroïsme et le pourquoi du non-héroïsme, comprendre ce que furent les comportements en temps de guerre, aide notablement à construire la paix. Enfin, la mémoire permet de se projeter, au nom d’une continuité et des acquis parfois chèrement payés : ni la frénésie de l’avenir dans l’ignorance du passé, ni l’obsession du passé (qui peut signifier celle du déclin) sans nouveau grand dessein, sans projet cohérent, ne sont bonnes conseillères d’une nation.

Si ces considérations ne sont pas nouvelles, l’acte de mémoire connaît aujourd’hui un triple défi, de nature à modifier sa signification comme ses modalités. Le premier défi consistera bientôt à devoir se souvenir sans les acteurs, c'est-à-dire sans les vétérans. Passer de la mémoire vécue à la mémoire transmise, comme on le voit déjà pour la Grande guerre après la disparition du dernier Poilu, change naturellement les mécanismes de la mémoire et de son entretien. Car le devoir de mémoire consiste certes toujours, au fil de ce processus, à rendre hommage à des hommes, mais de plus en plus aussi à célébrer des valeurs. Les valeurs en démocratie étant celles de la paix, survient un autre défi : commémorer pour prévenir, et non plus pour célébrer. Prévenir de nouvelles tensions avec l’autre plutôt que lui rappeler sa défaite. Se réjouir de la paix consolidée plutôt que de se satisfaire de la victoire passée. Insister sur le partage de la victoire (par exemple avec ceux qui, en Allemagne, ont résisté au nazisme), plutôt que de capitaliser sur elle, en termes de « réparations » hier, ou de « rang » aujourd’hui. Cela implique, on l’imagine, un travail important sur soi et sur ce qui fut pendant longtemps l’essence du patriotisme. Enfin, il faut imaginer ce qui sera – ce qui est déjà – la commémoration, la mémoire, à l’heure des nouvelles communications (M. CREPON, « La mémoire des guerres. A propos de la modernisation des commémorations », J. GARDE-HANSEN et al., Save as… Digital Memories). Dans son travail de thèse sur Les représentations du passé soviétique dans la Russie actuelle (Paris II, sous la direction de J. CHEVALLIER, 2014), Elena MORENKOVA attire notre attention sur l’individualisation croissante de la mémoire à l’heure du numérique. La 'commémoration en ligne', prévient-elle à partir de l’étude de cas russe, annonce une mémoire davantage familiale que nationale. A l’évidence, et même si les manifestations de ce phénomène ne seront pas les mêmes partout, il importe de se préparer aux nouveaux vecteurs de la mémoire, aux nouveaux instruments du souvenir, aux nouvelles quêtes personnelles de la commémoration.