lundi 29 septembre 2014

Questions sur le coût de la guerre



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Questions sur le coût de la guerre

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Un constat : la crise budgétaire des grands interventionnistes occidentaux

Lire la suite dans B. Badie, D. Vidal, Nouvelles guerres. L'état du monde 2015, La découverte, Paris, 2014 

Depuis l'avènement en 1989-91 d'un « entre-deux stratégique » ouvert par la fin de la bipolarité vers un système international encore incertain, les trois puissances militaires occidentales américaine, britannique et française, parfois accompagnées de partenaires, ont assuré la plupart des grandes interventions militaires et leur commandement. A l'exception de la guerre irakienne de 2003 (à laquelle la France de Jacques Chirac a refusé de participer), ce sont bien ces trois alliés que l'on retrouve ensemble, du Golfe (1991) à la Libye (2011), du Kosovo (1999) à l'Afghanistan (à partir de 2003). Agissant parfois plus individuellement, chacun des trois a conservé le soutien des autres: les États-Unis en Somalie en 1992, ou dans de nombreuses opérations contre « la terreur » après 2001, du Yémen jusqu’aux Philippines ; la France principalement en Afrique, comme en Côte d'Ivoire depuis 2001 (opération Licorne), en Ituri à la tête d'une opération labellisée Union européenne (2003), au Mali ou en Centrafrique aujourd'hui.

Or ce sont ces mêmes puissances qui affichent désormais, dans une grande transparence d'ailleurs, les restrictions imposées à leurs appareils de défense par une contrainte budgétaire que la crise financière internationale de 2008 a considérablement accentuée. Si sa marge de manœuvre reste énorme (37% des dépenses militaires mondiales en 2013, un budget militaire de 460 milliards d'euros), les coupes annoncées par l'Amérique sont impressionnantes (-7,8% en 2013, près de 500 milliards de dollars sur dix ans à partir de 2012).  Épuisée par ses deux aventures irakienne et afghane auprès de l'allié américain, l'armée britannique subit le programme d'austérité décidé par David Cameron en 2011 (8% de réduction sur la défense). La France a amorcé, avec le Livre Blanc de 2008 sur la défense et la sécurité nationale, un nouveau modèle d'armée, c'est à dire une réduction de son outil militaire intensifiée encore par le livre blanc de 2013. Si le budget global est à peu près maintenu du fait d'un effort sur les équipements (autour de 31 milliards d'euros annuels), ce sont 78.000 personnels qui sortent des effectifs (54.000 entre 2009 et 2015, plus 24.000 autres annoncés en 2013).

Un point amène certes à relativiser cette tendance: le temps n'est plus aux armées de masse, de conscrits ou de chair à canon, mais plutôt à des professionnels entraînés et équipés pour des missions de haut niveau. Et de ce point de vue les trois armées concernées maintiennent leur savoir-faire, ainsi qu'un niveau technologique peu égalé ailleurs. Elles conservent l’outil de la dissuasion nucléaire, qui leur confère un statut politique précieux. Mais comment ne pas voir également les rééquilibrages et les défis ? D'une part, ces trois puissances peuvent de moins en moins compter sur l'appoint de leur propre camp, otanien ou européen : les États membres de l'UE ont quasiment renoncé à la puissance, avec des budgets de défense dérisoires et la volonté politique qui va avec (-0,7% pour l'UE en 2013, mais huit pays ont diminué leur budget de plus de 10%, dont l’Italie, les Pays Bas et le Royaume-Uni). D'autre part, d'autres puissances, ailleurs, développent un instrument militaire à la vocation agressive peu dissimulée, tandis que des régions entières s'adonnent à la course aux armements. La Chine, avec un budget estimé depuis l'Ouest à environ 100-150 milliards de dollars annuels, travaille au développement de sa puissance maritime, et à des systèmes de déni d'accès aux espaces qu'elle considère comme siens en Mer de Chine du sud (les fameux A2/AD, ou anti-access/area denial). Elle a augmenté ses dépenses militaires de 7,4% en 2013 et annonce une augmentation de 12,2% de son budget défense pour 2014. La Russie, qui n'a pas la même marge de manœuvre, a augmenté son budget de 4,8% en 2013, et semble réhabiliter le fait accompli militaire, comme on l’a vu en Géorgie puis en Crimée. Dans le monde, 23 pays ont doublé leurs dépenses en dix ans, et aucun n'appartient à l'Alliance atlantique (par exemple l’Angola, tandis que l’Arabie Saoudite, avec 67 millliards de dollars et 9,1% de son PIB consacré à la défense, devient le 4e pays du monde pour les dépenses militaires, devant la France et après les Etats-Unis, la Chine et la Russie). A l'heure où de surcroît les troubles de sécurité issus du monde non étatique se multiplient (piraterie maritime, bandes armées, contestation religieuse armée, guerres de cartels…), le paysage se transforme, et le fossé, pour les grands intervenants occidentaux, semble se creuser entre les défis et les moyens.


Armées de riches, guerres de pauvres?


La question dépasse la simple promenade chiffrée, qui se résumerait comme au temps de la guerre froide à compter les missiles, chars et avions des uns et des autres. Car la mesure du rapport de force, avec les mutations de la guerre, a changé. Après l’armée rouge dans les années 1980, ce sont les Etats-Unis qui sortent d’Afghanistan sans avoir atteint leurs objectifs. Après le camouflet somalien de 1992 et peu de temps avant sa retraite afghane, la même Amérique quittait en 2011 un Irak en ruine. La France qui pouvait jadis, disait-on, « changer le cours de l’histoire » en Afrique avec quelques avions et une poignée d’hommes, s’est trouvée à la peine en Côte d’Ivoire (depuis le lancement de l’opération Licorne en 2002). Plus efficace dans l’opération Serval au Mali (depuis janvier 2013), elle fut prise ensuite dans une mission difficile en Centrafrique (opération Sangaris, depuis décembre 2013), sans jamais se trouver face à une armée régulière. Avec l’appui de son allié britannique et force soutien logistique américain, elle dut mobiliser des moyens importants pour venir à bout de la garde et des mercenaires d’un colonel Kadhafi tué dans l’opération, mais auquel ont succédé le chaos en Libye et la prolifération de violence au Sahel. Face aux machettes, aux pick-up et aux combattants de fortune, les riches peuvent-ils encore faire les guerres des pauvres ?