lundi 30 janvier 2012

Le livre du mois : Le prophète et le pharaon, par Gilles Kepel

Le livre du mois : Le prophète et le pharaon, par Gilles Kepel

Publié sur le site de l'IRSEM


Gilles Kepel Le prophète et le pharaon, Folio Histoire, Paris, 2012,
par Frédéric Charillon


A l’heure où l’Etat – en France comme ailleurs – cherche à renforcer sa capacité d’anticipation et de prospective sur les enjeux stratégiques et géopolitiques (avec, entre autres exercices, celui d’une prospective à 30 ans) c’est… une réédition qui attire notre attention ce mois-ci. Et à propos de prospective à 30 ans :

Entre 1980 et 1983, Gilles Kepel rédigeait sa thèse au Caire, dans le cadre du CEDEJ (Centre d’Études et de Documentation Économiques, Juridiques et Sociales). Cette même thèse, dont l’auteur avait été remarqué très tôt pour son talent par le regretté Rémy Leveau (ancien directeur du CEDEJ et pilier des études arabes à Sciences-Po), allait donner lieu à la publication du Prophète et le Pharaon en 1984.

Ce « voyage au bout de l’islam », pour reprendre le titre de son introduction, amenait l’auteur au bord du Nil, précisément à l’heure où Anouar El Sadate était assassiné, et où le lieutenant Istanbuli, membre de l’organisation du Jihad, s’écriait « J’ai tué Pharaon ! ».
Gilles Kepel s’intéressait alors à de jeunes activistes religieux, que l’on retrouverait plus tard dans l’ombre d’Al Qaida, dans la hiérarchie des Frères Musulmans égyptiens ou dans d’autres mouvements radicaux (comme Ayman al-Zawahiri, Isam al-Aryan, Abbud al-Zummur…). Au terme « intégrisme » en vogue après la Révolution iranienne, l’auteur préférait celui, alors néologisme, d’islamisme, qui marquait mieux selon lui le projet politique au registre religieux des militants ainsi étudiés.

Dans son travail de terrain, G. Kepel insistait sur les différents types de socialisation de l’islamisme en Egypte, sur la « fabrication » d’un islamiste, sur ses références, sur ses cercles, ses ramifications, ses réseaux, son formidable maillage social, sur les ressorts de sa mobilisation, s’attardant naturellement sur l’exécution de « Pharaon », et concluant sur la manière de penser l’altérité, le rapport entre politique et religieux, et les multiples « facettes d’une utopie ».

Trente années plus tard, les Frère Musulmans mais aussi les salafistes remportent des élections libres après la chute de celui qui remplaçait au pouvoir le Raïs assassiné, lorsque le jeune doctorant Gilles Kepel arrivait au Caire.
Trente années après cette première édition devenue un classique des sciences sociales, la relecture d’un texte désormais augmenté d’une préface inédite de l’auteur, mais débarrassé des quelques ajouts qui avaient orné des éditions intermédiaires, nous remémore beaucoup d’éléments qu’il convient de garder à l’esprit.

Cette réédition, surtout, montre ce que l’on peut attendre des sciences sociales. Non pas constituer une boule de cristal qui aurait vocation à prédire ce qui arrivera, ni à quelle date. Non pas des réponses toutes faites, comme autant de recettes, pour des questions déjà posées. Mais bien plutôt une sensibilisation à des tendances, des montées en puissance, des processus, des registres d’action, que l’on avait négligés, mal interprétés ou simplifiés à l’extrême. Une sensibilisation indispensable, qui défriche, surprend, éclaire, de façon souvent contre-intuitive. Pour le jour où…

samedi 14 janvier 2012

Soulèvements arabes et recompositions diplomatiques : l’Amérique et l'Europe face à la nouvelle donne


Soulèvements arabes et recompositions diplomatiques : l’Amérique et l'Europe face à la nouvelle donne


Au cours de l’année 2011, la disparition physique ou politique de trois leaders arabes installés de longue date,[1] l’isolement du régime syrien à la suite de sa répression sanglante des mouvements observés,[2] les tensions auxquelles plusieurs autres régimes arabes ont tenté de répondre par la violence (Yémen, Bahreïn), par la réforme politique institutionnelle (Maroc, Jordanie, dans une moindre mesure Oman), ou la redistribution financière (Algérie, pays du Golfe), ne peut naturellement être sans répercussions sur le monde extérieur. Les puissances régionales non arabes, en premier lieu, sont placées dans l’obligation de réagir. Dans son jeu complexe qui a fait de lui de facto une puissance arabe en dépit de son identité perse, l’Iran cherche à conserver des leviers, tout en craignant, par contagion, une deuxième vague de protestation semblable à celle qui avait suivi l’élection présidentielle de 2009. Après avoir mis en œuvre une diplomatie régionale marquée par le slogan du « zéro problème », la Turquie, avec son ministre des Affaires Etrangères Ahmet Davitoglu, doit reconsidérer sa position.[3] Israël enfin, qui aimait à se présenter comme la seule démocratie du Moyen-Orient, peine à formuler une réponse aux événements récents. D’autant que, dans le même temps et sur cette toile de fond de soulèvements populaires aux aspirations démocratiques, resurgissent sans surprise les enjeux régionaux attendus, au premier plan desquels la question palestinienne, tout particulièrement dans le cadre des Nations Unies.

Les soulèvements arabes exigent également des réponses de la part des puissances globales et des puissances voisines. Pour deux acteurs en particulier, l’enjeu est d’importance. Pour les Etats-Unis d’abord, qui ne peuvent s’éloigner de leur soutien inconditionnel à Israël mais comptaient quelques alliés de poids parmi les pays musulmans environnant, la nouvelle donne est lourde d’incertitudes. Pour l'Union Européenne ensuite, dont la rhétorique sur le voisinage euro-méditerranéen s’est récemment renouvelée, sans pour autant jamais déboucher sur un véritable statut d’acteur politique dans la région. Au sein de cette union, la France se trouve dans une posture délicate : critiquée pour avoir tardivement pris la mesure de la situation tunisienne, puis pour avoir été, à l’inverse, acteur de premier plan dans l’affaire libyenne, elle entretient avec le monde arabe une relation historique qui doit être profondément réinventée. Pour l’ensemble de ces acteurs, les événements passés ou pour certains d’entre eux encore en cours (on pense notamment ici au drame syrien), sont déjà porteurs d’un certain nombre de leçons. Ils sont également annonciateurs de plusieurs dilemmes auxquels il devra être répondu sereinement pour éviter qu’ils ne se transforment en pièges.

Lire la suite dans le dernier numéro de la revue Moyen-Orient, n°13, janvier-mars 2012

[1] Depuis 1969 en Libye, 1981 en Egypte, 1987 en Tunisie.
[2] Plus de 3.000 morts présumés à l’heure où nous écrivons ces lignes, en novembre 2011.
[3] On l’a vu notamment sur le dossier syrien : après avoir cherché à réintégrer Damas dans le jeu politique régional à la faveur des pourparlers de paix avec Israël, Ankara a tenté de proposer des portes de sortie au régime baasiste au début de sa campagne de répression, avant de finalement changer d’attitude et désapprouver ouvertement la violence déployée par le pouvoir alaouite.

Les bouleversements arabes : leçons, espoirs et interrogations


Les bouleversements arabes : leçons, espoirs et interrogations

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Au début de l’année 2011, respectivement les 14 janvier et 11 février, deux des plus anciens chefs d’Etat arabes furent contraints de quitter le pouvoir à quelques jours d’intervalle : les présidents tunisien Zine el-Abidine Ben Ali (au pouvoir depuis 1987), puis le président égyptien Hosni Moubarak (au pouvoir depuis 1981). Les scènes observées dans ces deux pays allaient, sur des toiles de fond pourtant extrêmement variées, se reproduire dans d’autres Etats arabes. Dès le mois de janvier, on note des émeutes en Algérie, des manifestations en Mauritanie, en Jordanie puis au Yémen, tandis que des personnes s’immolent par le feu au Maroc. Bahreïn et la Libye connaissent des « journées de la colère » en février, et Oman est gagné par la contestation le même mois. En mars, la Syrie bascule à son tour dans l’affrontement et la répression.
Révolutions ? Révoltes ? Soulèvements ? Les mots importent, et ils ne font pas l’unanimité.[1] Tout changement politique n’est pas Révolution, et l’on ne sait pas encore si les processus en cours amèneront, comme ce fut par exemple le cas de la Révolution iranienne de 1979, une véritable alternance des dirigeants, du type de régime en place, des élites au pouvoir. Les simples termes de « révolte » ou de « soulèvement » paraissent à l’inverse un peu faibles au regard des phénomènes en cours : la disparition de décideurs qui paraissaient inamovibles, dans des pays dont la vie politique semblait sclérosée ; le réveil déterminé d’une société civile que l’on croyait introuvable ; des équilibres politiques régionaux profondément transformés, dont les puissances extérieures (américaine et européenne en tête) devront tenir compte.
Des premières leçons peuvent être tirées de ces événements, toujours en cours pour certains.  Et si l’espoir est permis de voir des jours meilleurs pour la Méditerranée et le Moyen-Orient, de nombreuses interrogations demeurent sur la nature des événements, et sur les trajectoires que ceux-ci pourront prendre désormais.

Lire la suite dans le dernier numéro de Questions Internationales, janvier 2012



[1] Voir F. Charillon, A. Dieckhoff (dirs.), Afrique du Nord Moyen-Orient 2012, Révolutions civiques, bouleversements politiques, ruptures stratégiques, La Documentation française, Paris, 2011.