Philippe BAUMARD, Le
vide stratégique, CNRS Editions, Paris, 2012
On ne fait pas
d’omelette sans casser des œufs, et Philippe Baumard le sait bien, qui ne s’y
essaie même pas : des œufs, il en casse assurément. Il est d’ailleurs rare
de casser autant d’œufs aussi élégamment. Car l’ouvrage se lit avec plaisir et
intérêt. Avec intérêt, car un « vide stratégique » ainsi diagnostiqué
par le président du Conseil scientifique du CSFRS ne laisse pas d’intriguer.
Avec plaisir car l’ensemble regorge d’anecdotes, de connaissances, de lectures,
d’Histoire, à l’appui d’une analyse volontiers iconoclaste – c’est naturellement
un compliment. On pourrait louer longtemps son sens de la formule, avec une
mention spéciale pour le « bobo de cœur partagé en meute » de la page
61, suivi du « binge drinking
posté par des adolescentes sur leur page facebook ».
Mais l’essentiel est
ailleurs. Il est bien sûr dans quelques passages clefs, dans un survol de
l’évolution stratégique en début d’ouvrage, dans une lecture critique de Galula
(p.102 et sqq.) qui aboutit à un accent mis sur la guerre sociale, ou dans des linkages particulièrement audacieux (au
sens de James Rosenau dans son Linkage
Politics, un Rosenau pas toujours éloigné de notre ouvrage du mois, dans
son Turbulence in World Politics de
1990). Ainsi, entre autres, la réunification allemande fut-elle le « pire
coup du destin qui puisse frapper l'Afrique noire », p.131) : de
l’art des correspondances.
L’essentiel est surtout
dans cette terrible angoisse : à force de ruptures non pensées (la fin de
la guerre froide en est une fameuse), nous arrivons à un vide stratégique qui
se caractérise par le refus systématique
de l’imagination. Qui nous amène à conférer à la banalité unique le statut
de stratégie là où il n’y en a plus guère. Qui nous amène dans le même temps à
rejeter le signal important, l’information pourtant ouverte mais qui dérange,
l’incendie signalé mais qui indispose, tant l’on se refuse à voir les échecs… comme
d’ailleurs à apprendre des succès eux-mêmes.
L’essentiel est encore
– mise en abîme supplémentaire – dans cette interrogation impertinente :
face à la multiplication des acteurs, des « subversions
organisées », des nouveaux registres de l’action internationale, des frénésies
désordonnées, faut-il vraiment encore une
stratégie ? L’illusion de son inutilité se fait alors dangereuse :
dans un monde multicentré où la vitesse de préemption compte plus que tout, les
stratèges peuvent-ils encore prévaloir face aux tacticiens du flux
continu ?
Ce qu’il nous faut
craindre en réalité, nous qui avons abandonné le sens stratégique, c’est que
d’autres ne s’en emparent pour s’imposer dans ces temps incertains :
« Prenons garde : le temps du vide est le temps des stratèges »,
nous prévient l’auteur dans sa phrase finale.
D'autres éléments dans la dernière Lettre de l'IRSEM
Frédéric Charillon
Philippe Baumard se fait rare et c'est bien dommage. Un excellent essai à lire d'urgence...Merci pour cette note!
RépondreSupprimerVoici un lien vers un entretien avec Philippe Baumard... Très intéressant : http://www.tendances-eco.com/2012/03/vide-strategique-et-crise-economique
RépondreSupprimermerci!
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