jeudi 8 mars 2012

Le vide stratégique, par Philippe BAUMARD



Philippe BAUMARD, Le vide stratégique, CNRS Editions, Paris, 2012



On ne fait pas d’omelette sans casser des Å“ufs, et Philippe Baumard le sait bien, qui ne s’y essaie même pas : des Å“ufs, il en casse assurément. Il est d’ailleurs rare de casser autant d’Å“ufs aussi élégamment. Car l’ouvrage se lit avec plaisir et intérêt. Avec intérêt, car un « vide stratégique » ainsi diagnostiqué par le président du Conseil scientifique du CSFRS ne laisse pas d’intriguer. Avec plaisir car l’ensemble regorge d’anecdotes, de connaissances, de lectures, d’Histoire, à l’appui d’une analyse volontiers iconoclaste – c’est naturellement un compliment. On pourrait louer longtemps son sens de la formule, avec une mention spéciale pour le « bobo de cÅ“ur partagé en meute » de la page 61, suivi du « binge drinking posté par des adolescentes sur leur page facebook ».

Mais l’essentiel est ailleurs. Il est bien sûr dans quelques passages clefs, dans un survol de l’évolution stratégique en début d’ouvrage, dans une lecture critique de Galula (p.102 et sqq.) qui aboutit à un accent mis sur la guerre sociale, ou dans des linkages particulièrement audacieux (au sens de James Rosenau dans son Linkage Politics, un Rosenau pas toujours éloigné de notre ouvrage du mois, dans son Turbulence in World Politics de 1990). Ainsi, entre autres, la réunification allemande fut-elle le « pire coup du destin qui puisse frapper l'Afrique noire », p.131) : de l’art des correspondances.

L’essentiel est surtout dans cette terrible angoisse : à force de ruptures non pensées (la fin de la guerre froide en est une fameuse), nous arrivons à un vide stratégique qui se caractérise par le refus systématique de l’imagination. Qui nous amène à conférer à la banalité unique le statut de stratégie là où il n’y en a plus guère. Qui nous amène dans le même temps à rejeter le signal important, l’information pourtant ouverte mais qui dérange, l’incendie signalé mais qui indispose, tant l’on se refuse à voir les échecs… comme d’ailleurs à apprendre des succès eux-mêmes.

L’essentiel est encore – mise en abîme supplémentaire – dans cette interrogation impertinente : face à la multiplication des acteurs, des « subversions organisées », des nouveaux registres de l’action internationale, des frénésies désordonnées, faut-il vraiment encore une stratégie ? L’illusion de son inutilité se fait alors dangereuse : dans un monde multicentré où la vitesse de préemption compte plus que tout, les stratèges peuvent-ils encore prévaloir face aux tacticiens du flux continu ?
Ce qu’il nous faut craindre en réalité, nous qui avons abandonné le sens stratégique, c’est que d’autres ne s’en emparent pour s’imposer dans ces temps incertains : « Prenons garde : le temps du vide est le temps des stratèges », nous prévient l’auteur dans sa phrase finale.

D'autres éléments dans la dernière Lettre de l'IRSEM
Frédéric Charillon

3 commentaires:

  1. Philippe Baumard se fait rare et c'est bien dommage. Un excellent essai à lire d'urgence...Merci pour cette note!

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  2. Voici un lien vers un entretien avec Philippe Baumard... Très intéressant : http://www.tendances-eco.com/2012/03/vide-strategique-et-crise-economique

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