La Russie, interlocuteur-puissance ou
adversaire-nuisance
Retrouvez l'ensemble du débat sur Lemonde.fr
La nouvelle Russie pose problème
aux politiques étrangères occidentales. Du pragmatisme russophile de Jacques
Chirac aux évolutions de Nicolas Sarkozy (défiant à l’égard de Vladimir Poutine
avant de s’en rapprocher), du « reset » de Barack Obama jusqu’au réalisme
économique et commercial allemand, qui peut se targuer aujourd’hui, d’avoir trouvé la bonne ligne de conduite pour appréhender
l’équation russe ?
Celle-ci présente bien
des inconnues il est vrai. Empire soviétique déchu demeuré en partie puissance
structurante dans son ancien espace, puissance nucléaire maintenue aux
capacités conventionnelles dégradées, mais toujours capable de frapper (comme
en Géorgie à l’été 2008), puissance énergétique considérable aux perspectives économiques
et démographiques complexes, société à la vie politique dynamique où l’on se transmet
néanmoins le pouvoir suprême entre amis, la Russie déconcerte, le sait, et le
cultive subtilement, entre logique froide du joueur d’échecs et effets de
manche provocateurs.
Dans ce qui jadis
constituait « l’Ouest », trois postures ont été successivement
adoptées pour gérer cette situation. Toutes ont montré leurs limites, mais la
troisième seule pose les bases d’une stratégie sérieuse.
1- Dans l’immédiat après guerre
froide, la Russie a été traitée comme un Etat convalescent sinon effondré, qu’il s’agissait de reconstruire en
lui inculquant les bonnes manières de la « bonne gouvernance » après
la « fin de l’Histoire ». Perçue comme un âge d’arrogance, cette
phase fut fort mal vécue, et a laissé dans le pays des traces profondes qui expliqueront
en partie la popularité de Vladimir Poutine. 2- La Russie fut ensuite
considérée sous l’angle de la nuisance,
après les exactions de tchétchénie,
la crise énergétique ukrainienne, l’invasion géorgienne, l’assassinat de
journalistes reconnus, et des opposants neutralisés par des poursuites
judiciaires. Le constat n’était pas toujours infondé, mais il y manquait un
point important : la Russie souhaitait se voir reconnaître comme une puissance avec ses intérêts nationaux
rationnels, et non comme un vulgaire Etat voyou : là où Saddam Hussein
envahissait le Koweït sur un coup de poker, le Kremlin reconnaissait l'indépendance
de l'Ossétie du Sud et l'Abkhazie non sans avoir lancé des avertissements
clairs sur ce qu’il pensait de la reconnaissance du Kosovo. 3- C’est pour
prendre acte de ce statut de puissance que le président américain, à Moscou en
juillet 2009, proposa de remettre à zéro les compteurs de la relation avec une
Russie qu’il souhaitait partenaire contre la prolifération ou le terrorisme. Mais
depuis la fin de l’année 2011, nombre d’observateurs dénoncent l’échec de cette
approche. La liberté de la presse, les manifestations
d’opposition ou le déroulement des élections, sur le plan interne,
l’intransigeance affichée sur la défense antimissile, le nucléaire
iranien ou la situation syrienne sur le plan extérieur, firent passer la main
tendue de Barack Obama pour une naïveté. Ce pari du dialogue de puissance à puissance
paraît pourtant le plus rationnel, à condition d’en adopter la logique jusqu’au
bout.
Chacune de ces approches
avait sa part de vérité : la Russie est convalescente à bien des égards,
elle est capable de nuisance, et elle est dotée d’une culture de puissance. Si
l’on accepte – ce qui est judicieux – de considérer la Russie comme cette puissance
dotée d’une culture stratégique réaliste, alors on doit admettre qu’elle sait établir,
entre différents dossiers, des liens qu’il faut savoir décrypter : si le
Kosovo expliquait en partie la Géorgie, peut-être le regime change otanien en Libye explique-t-il en partie la
crispation russe en Syrie… Si l’on admet que la Russie a ses intérêts propres, alors
on doit admettre qu’elle peut aider à la résolution de certains problèmes à
condition d’y trouver son compte. Si l’on joue la carte d’une Russie comme
interlocuteur-puissance et non comme adversaire-nuisance, alors il faut prendre
le pari de son engagement en intégrant ses préoccupations (comme son opposition
à la défense antimissiles américaine), et non seulement nos desiderata (comme
le lâchage du régime syrien ou un geste sur la construction de la centrale
nucléaire de Bushehr en iran). Si
l’on souhaite l’« engager » plutôt que de la voire rejoindre une
coalition de puissance contestataires (avec Pékin notamment) ou rebâtir un
« étranger proche », alors il faut lui démontrer en quoi elle y a
intérêt. Et au nom de la même logique, si son évolution politique intérieure
comme extérieure nous déplaît – et les raisons existent – alors il convient d’en
rappeler le prix en termes d’intégration dans la société globale.