Intérêt de possession, intérêt de milieu, intérêt de crédibilité
Que signifie, pour un Etat, le fait de « défendre ses intérêts » sur la scène mondiale en ce début de XXIe siècle ? Alors que le dossier de cette nouvelle lettre de l’IRSEM, réalisé par Pierre Journoud, pose la question des intérêts de la France et de l'Europe en Asie, à l’heure surtout où la France s’interroge sur ce point et ses partenaires européens avec elle, il n’est pas inutile de revenir sur ce concept. plusieurs approches de sciences sociales – l’approche constructiviste en tête – nous ont abondamment mis en garde contre cette notion présentée tour à tour comme subjective, biaisée, et donc dangereuse. Si pour les uns (on pense à plus particulièrement aux Réalistes) la notion d’intérêt est centrale, et découle du calcul rationnel de l'Etat cherchant à assurer logiquement sa survie et à maximiser sa puissance dans un contexte international anarchique et conflictuel, pour d’autres elle apparaît « construite » de toutes pièces : l’intérêt, fût-il national (et tout comme la sécurité) ne serait que ce que l’on veut bien en faire, pour paraphraser Alexander Wendt à propos de l’anarchie (« Anarchy is what states make of it: the social construction of power politics », International Organization, n°46, printemps 1992). Le « on » renvoyant aux plus hautes autorités de l'Etat, faisant partager leur discours à une population donnée. Ainsi François Mitterrand et Jacques Chirac ont-ils décidé, à trois ans d’intervalle (1992 et 1995) que l’intérêt national résidait tour à tour dans la suspension des essais nucléaires… puis dans leur reprise.
Si cette approche critique a le double mérite de nous mettre en garde contre les idées reçues et donc de nous inciter au débat, c’est toutefois un autre point de départ que nous choisirons ici. Car l’intérêt, en matière stratégique, n’est pas monolithique : il se décline. Nous en aborderons au moins trois aspects, comme autant de pistes de recherche possibles pour la réflexion à venir. Avant cela, mettons de côté la survie : elle est naturellement hors catégorie, et dépasse largement la notion d’intérêt, sauf à considérer qu’elle représente l’intérêt suprême. Il est du devoir d’un Etat, dans les relations internationales, de tout faire pour s’acquitter de cette tâche qu’est l’assurance de la survie de sa population, dans un Pacte hobbesien qui reste d’actualité mais se trouve singulièrement compliqué par les nombreuses définitions de cette survie : survie physique en tant que nation, survie politique en tant que nation libre, survie diplomatique et économique en tant que puissance, survie sociétale en tant que culture, etc. Dans le cas français, la dissuasion permet de traiter la première définition, la défense, la diplomatie et l’économie, entre autres, permettent de traiter les suivantes.
Revenons à l’intérêt, pour y distinguer trois composantes possibles. La première concerne ce qu’il est convenu d’appeler en science politique l’intérêt de possession : celui-ci renvoie à l’importance qu’il y a, pour une entité donnée, à posséder, à contrôle des ressources essentiellement matérielles (territoriales ou maritimes, humaines, énergétiques, agricoles, matière ou stratégiques, etc.). La poursuite de ce type d’intérêt de possession nous ramène presque immanquablement à la pratique d’un jeu à somme nulle où tout ce qui est possédé par l’un est nécessairement perdu pour l’autre. Elle a donc mauvaise presse en Europe où elle rappelle, entre autres, les partages territoriaux entre Allemagne et Russie, la question d’Alsace Lorraine avec la France, les rivalités entre puissances coloniales, pour ne citer que ces exemples. Il ne faudrait pas pour autant oublier que cette conception continue de prévaloir ailleurs, où la course aux ressources énergétiques demeure l’obsession première de plusieurs politiques étrangères, où l’eau, les terres rares, l’acquisition de terres agricoles, continuent de motiver les relations extérieures.
La seconde déclinaison réside en l’intérêt de milieu, qui s’oppose précisément à l’intérêt de possession. Plutôt que de raisonner en termes de compétition pour des ressources, il conviendrait ici de raisonner en termes de construction d’un système de coopération, en mesure de bâtir durablement un milieu international (ou régional) partagé, propice à la paix, à la prospérité, à l’investissement, car stable et doté d’un climat de confiance entre les acteurs. Aussi libérale que la précédente était réaliste, cette approche est plus appréciée de notre côté du monde, car réputée éclairée (à raison), fondée sur la réconciliation ou l’entente, et surtout mieux adaptée aux contraintes actuelles qu’une approche qui impliquerait une course aux armements. Mais il convient de se souvenir qu’un « milieu » ne se décrète pas seul. Il procède d’une interaction, se bâtit à plusieurs, et ne peut donc faire l’objet d’un vœu d’autant plus pieu qu’il serait unilatéral. C’est bien là, d’ailleurs, que l’approche réaliste réplique : ériger « la paix », « la prospérité » ou « la coopération » comme autant d’intérêts sans plus de précision, revient à un idéalisme dangereux, si d’autres, en face, n’ont pas l'intention de les bâtir avec nous. Ils n’auront cette intention que s’ils y trouvent leur compte, c'est-à-dire si cette coopération avec nous représente une alternative crédible à d’autres aventures.
C’est sur ce dernier point, en réalité, que les deux approches par la possession et le milieu se trouvent réconciliées par une troisième : celle qui raisonne en termes d’intérêt de crédibilité. Sans crédibilité, un acteur ne participe pas à la construction de son milieu. Pire encore, sans crédibilité, ses possessions ou positions acquises deviennent vulnérables. La crédibilité passe certes par la démonstration d’une volonté et par la pédagogie d’un discours, mais aussi par l’efficacité d’un instrument qui sera en mesure : a) de mettre en œuvre les intentions affichées pour construire un milieu stable, b) de préserver les atouts stratégiques dont on dispose pour ce faire. Sans crédibilité, toute posture est vaine. Sans crédibilité, toute proposition pour un environnement international pacifique peine à se faire entendre. Ce qui nous ramène bien entendu à l’instrument militaire. Un instrument militaire puissant mais qui ne serait pas mis au service d’un intérêt de milieu fondé sur l’esprit de responsabilité partagée, serait condamné à aller contre le cours de l’Histoire. Mais un esprit de responsabilité qu’aucun instrument ne permettrait de déployer, d’appliquer et même de protéger, serait pure chimère.
Pour défendre ses intérêts, il faut certes que ces intérêts soient pertinents et pensés pour être adaptés aux impératifs stratégiques du moment, impératifs que l’on situera sans hésitation davantage du côté de la construction collective d’un milieu stable, que du côté de la course belliqueuse à la possession individuelle. Mais il faut ensuite que la poursuite de cet intérêt s’appuie sur des atouts qui rendent la démarche crédible. La SDN, dans les années 1930, est morte de l’avoir oublié. L’intérêt de possession, l’intérêt de milieu, l’intérêt de crédibilité, constituent un triptyque quasi inséparable : sans la conservation du troisième, il est presque impossible de défendre les deux autres. Conserver une crédibilité demeure donc un élément incontournable de l’intérêt national.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire