La puissance à la française : « Smart hard power », ou puissance de différence
(lire dans La Lettre de l'IRSEM n°5-2013)
militaires et
universitaires ont en commun de voir chaque année dans le 14 juillet un moment
de bilan. Les premiers parce qu’en ce jour de fête nationale, leur défilé
marque l’heure des hommages et des rétrospectives. Les seconds – toutes
proportions gardées car dans un métier ô combien différent… - parce que cette
date scelle la fin d’une année académique qui s’évalue traditionnellement, dans
son analyse, de septembre à juillet bien plus que de janvier à décembre. En ce
14 juillet donc, que retenir de la séquence stratégique
« 2012-2013 » qui vient de s’écouler ?
Cette séquence fut incontestablement marquée sur le
terrain par l’opération Serval. Et à bien des égards, cette dernière constitua
une confirmation. Confirmation, après la Côte d’Ivoire et la Libye en 2011, que
la France continuait de compter sur l’échiquier politique international, en
grande partie du fait de la capacité de son outil militaire à faire la
différence sur le terrain, sans pour autant avoir les moyens de son grand allié
américain, mais avec une précision et un savoir-faire enviés. Confirmation, alors,
que cet outil militaire est l’un des rares à pouvoir conduire une opération aussi
pointue, avec des paramètres et des types de terrains aussi diversifiés. Confirmation,
enfin, que tout n’est pas idyllique pour autant. La contrainte budgétaire est
là, à l’heure où les défis internationaux s’accumulent tandis que des lacunes
doivent être comblées dans le domaine opérationnel. Et l'Europe, déjà en
difficulté sur le plan économique, se fait toujours attendre sur le plan
stratégique au point que les meilleures volontés pour la ranimer se lassent. Confirmation,
donc, que l’heure est à la réflexion et à la formulation d’une puissance
« à la française », tâche
entamée par le Livre Blanc de 2013, autre marqueur important de cette période
écoulée.
Cette puissance à la
française, à quoi
peut-elle ressembler, selon les critères du débat scientifique
contemporain ? Laissons d’abord de côté le débat sur le qualificatif qui
sied à cette puissance : ni hyperpuissance à l’américaine, ni simple
puissance régionale comme nombre de ses voisins européens, ni puissance
moyenne (qualificatif réservé plutôt dans la littérature académique à des
pays comme le Canada ou l’Australie), sans doute en revanche puissance
globale (au sens où elle entend jouer un rôle bien au-delà de son environnement
géographique immédiat, et où son statut de puissance nucléaire joue un rôle
fondamental dans la hiérarchie des nations) : la querelle est ici plus
symbolique que véritablement sémantique. Abandonnons un instant également
l’opposition entre optimistes et déclinistes sur l’évolution en cours de
cette puissance, sans négliger cependant les pistes intéressantes fournies
par quelques travaux de relations internationales, à l’image de la
distinction pertinente entre « underachievers »
(puissances ayant les capacités de jouer un rôle déterminant, sans que ce
statut leur soit reconnu par la communauté internationale) et « overachievers » (puissances qui à
l’inverse bénéficient de ce statut, mais n’en ont pas ou plus, en réalité,
tous les instruments) – (Th.J. Volgy, R. Corbetta, K.A. Grant, R.G. Baird, Major Powers and the Quest for Status in
International Politics: Global and Regional Perspectives, Palgrave
McMillan, Londres, 2011).
Penchons-nous alors rapidement sur la très classique
typologie animée en grande partie depuis plusieurs années par Joseph Nye, entre
hard power, soft power et smart power,
la première renvoyant aux instruments de coercition classiques permettant
l’usage de la force, la deuxième aux instruments d’influence permettant
d’amener les autres puissances à suivre les orientations désirées sans user
de la force, et la troisième comme combinaison « intelligente » des
deux premières, d’où cette « smart »
power qui impliquerait qu’il en existe des stupid, mais qui permet surtout d’admettre enfin que hard power et soft power ne sont plus incompatibles, ni
situées à deux extrémités d’un spectre. Où situer la France sur cette
échelle ? Parce qu’elle dispose de cet outil militaire déjà évoqué plus
haut, la France se situe clairement dans la catégorie du hard power. Parce que néanmoins ses capacités en la matière ne
sont pas illimitées, parce qu’elles nécessitent à la fois d’être mises en
articulation avec celles de partenaires et alliés, et d’être appuyées en cela
par une capacité d’entraînement politique fournie par une diplomatie efficace
grâce à un message convaincant, la France constitue un cas particulier que
nous qualifierons de « smart hard
power ». Soit une puissance dont l’outil de coercition est bel est
bien au rendez-vous, mais à condition : a) de gérer convenablement (ou
« intelligemment »), par la complémentarité et la gestion dans le
temps et le volume, ses limites du moment, et b) de doter son action d’une
légitimité internationale fondée sur le droit, les Nations Unies, le soutien
d’une large partie de la société mondiale.
Quelle est la marge de manœuvre, quelle est l’ambition possible,
quel est l’horizon raisonnable, d’un tel smart
hard power ? Sa vocation n’est naturellement pas de prétendre
imposer sa volonté à toutes les régions du globe. Sa marge de manœuvre n’est
pas non plus de lancer seul des guerres majeures sans considération de leur
durée, de leur échelle, de leurs dérives possibles. Elle est clairement, en
revanche, de « faire la différence » dans une situation de blocage,
parce que sa volonté politique permet de l’assumer quand les autres font
défaut, et parce que son outil militaire, en dépit de ses limites, le permet.
La traduction française – au sens
linguistique comme au sens politique – de ce smart hard power, serait donc la puissance de différence, à la fois comme puissance de faire la différence de par ses moyens, et puissance différente de par sa ligne
politique. Par son intervention très ponctuelle dans la sortie de crise
ivoirienne d’avril 2011, par son volontarisme politique dans l’opération
libyenne de la même année, par les résultats rapidement obtenus au Mali en
2013, et toujours accompagné d’autres forces, l’outil militaire français a bien été en
mesure de faire la différence. Indépendamment du débat politique et du
jugement que l’on pourra porter sur la décision prise, et sans négliger les
limites observées, ce constat, sur les trois cas mentionnés ici, s’impose. Il
nous donne un indice fort sur la puissance à la française
d’aujourd’hui, comme smart hard power
selon les catégories de nos amis anglo-saxons, ou comme puissance de différence, si l’on veut innover par rapport à ces
dernières.
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