Systèmes régionaux comparés
Retrouvez l'ensemble de la LETTRE de l'IRSEM n°6-2013
Le débat en cours sur le
rééquilibrage américain en direction de l'Asie oriente aujourd'hui une grande
partie de la réflexion stratégique vers une question qui pourrait être fausse :
l'Extrême-Orient se substitue-t-il au Moyen-Orient en tant que priorité
politique ? Fausse en premier lieu parce que la région Moyen-Orient saura
toujours se rappeler à notre souvenir et s'imposer sur les agendas des
chancelleries, comme l'illustrent aujourd'hui avec force le drame syrien, la
tension égyptienne, l'abcès de fixation palestinien, la poudrière irakienne ou
l'inconnue iranienne. Avec ou sans les sables bitumineux d'Amérique du Nord, le
Levant, le Golfe, la vallée du Nil, le Maghreb, l'ensemble de la Méditerranée,
ne disparaîtront pas des radars politiques. Générateurs de déséquilibres et
donc de conflits, laboratoires pour les nouveaux registres d'action des acteurs
transnationaux et les entrepreneurs de violence, mais aussi pour les revanches
des sociétés, les dynamiques d'affirmation citoyenne ou la réinvention du
politique; les pays de la zone, à raison de leur instabilité, restent au cœur
et non à la périphérie de la politique internationale, tout particulièrement
pour l'Europe, sa voisine stratégique. Fausse surtout parce que la véritable question
n'est pas celle de la substitution d'un système régional prioritaire à un autre,
mais bien celle de la comparaison de ces systèmes régionaux, de leurs
ressemblances, de leurs transitivités éventuelles, et de l'impact de celles-ci
sur les questions stratégiques globales.
Le système régional est pris ici
au sens d'un ensemble d'acteurs, de l’ensemble de leurs pratiques, de leurs
rapports de force régissant leurs interdépendances. Des ensembles qui dans une
région donnée font système, c'est-à-dire donnent lieu à un fonctionnement qui,
du fait de ses normes et ses règles, écrites ou non écrites, est identifiable
par ses membres aussi bien que par les acteurs qui y sont géographiquement
extérieurs. Un système régional peut naturellement comprendre lui-même des
sous-systèmes (Asie du Nord-Est, du Sud, du Sud-Est, etc.).
De la comparaison entre l'Asie et
le Moyen-Orient, se dégagent plusieurs questions. La première est celle du système
réel, de ses caractéristiques. Ce système voit s'affronter un ou plusieurs
hégémons locaux d'une part, un ou plusieurs hégémons extérieurs d'autre part.
On retrouve ici la question du nombre de joueurs, autrement dit celle de la
polarité. Assiste-t-on aujourd'hui au retour d'une bipolarité confinée à
l'Asie, qui obligerait les acteurs régionaux à s'aligner soit sur Pékin, soit
sur Washington ? Aucun des États de la région ne souhaite ce scénario (encore
que certains observateurs prêtent au Japon une faiblesse coupable pour une
telle évolution). Mais la question est de savoir s'il n'a pas déjà lieu, comme
pourraient l'indiquer les débats récents au sein de l'ASEAN. Même question pour
le Moyen-Orient : assiste-t-on au recentrage progressif des enjeux sur une
dialectique américano-iranienne, où les contacts récents entre Washington et
Téhéran seraient une reconnaissance de cet état de fait par les deux
protagonistes ? Au contraire, la crise syrienne démontrerait-elle l'émergence
d'une nouvelle gestion multipolaire des affaires régionales, mais sans acteur
local ? Dans les deux cas, une même question : qui sont les véritables acteurs
structurants ?
Deuxième question : celle du système
souhaitable. Faut-il encourager le recentrage d'une région sur une cogestion
par deux acteurs majeurs, comme la théorie de la stabilité par l'équilibre le
propose ? Faut-il plutôt encourager la stabilité hégémonique, c'est-à-dire la
sous-traitance d'une région entière à un dominant unique ? Celui-ci doit-il
être local ou extérieur ? Doit-on encore encourager la polyarchie, soit la
coexistence de plusieurs forces qui s'annulent ? Dans tous ces cas de
figure, quelles leçons tirer de l'expérience asiatique pour le Moyen-Orient, et
inversement ?
Troisième question : celle de la possibilité
de « déviants durables » au sein de ce système. La plupart des systèmes, connaissent
des deviants. La Corée du Nord joue incontestablement ce rôle en Asie. Qui le
jouera demain au Moyen- Orient ? A fortiori si nous assistons à un
réengagement de Téhéran, après la disparition de la plupart des dictateurs de
la zone . La Syrie de Bashar al-Assad pourrait contre toute attente jouer ce
rôle, ce qui – on en conviendra – s'éloigne sensiblement des nombreuses
prédictions assurant depuis deux ans que sa disparition est proche et
inéluctable. Pour poser la question autrement, et de façon guère plus
rassurante : pourrait-on assister à la « nord-coréanisation » de la Syrie,
l'atome en moins ? « Nord-coréanisation » au sens d'un acteur devenu certes
infréquentable, mais enkysté régionalement par le soutien sans faille d'un
grand voisin puissant : la Chine pour la Corée, l'Iran doublé même de la Russie
pour la Syrie baasiste. Parce qu'un acteur est déviant par nature, son
caractère infréquentable ne conduit plus à sa disparition : si l’on entend
souvent que « Bashar n’est pas l’avenir de la Syrie », peut-on en revanche
assurer que les descendants de Kim Jong-il n’ont jamais été sérieusement
présentés comme l’avenir de la Corée du Nord ? Reste toutefois la question des
impacts local (sur le Liban notamment) et global d'un tel scenario: seraient-ils
acceptables pour les acteurs internationaux majeurs ?
Enfin, la quatrième question est
celle de l'intelligibilité des systèmes régionaux actuels: ces systèmes
font-ils toujours système, et faut-il continuer de les voir en tant que tels ? Pour
nous convaincre de la complexité de notre affaire, gardons simplement à
l'esprit et sans plus de commentaires, ces deux faits observables en fin
d'année 2013 que nul n'aurait jugé vraisemblables il y a peu encore. En Egypte,
la population du plus grand pays arabe défile dans les rues de la capitale pour
accuser le Président des États-Unis d'être le complice... des Frères Musulmans.
Dans les principaux think tanks de Washington, à la question « quel est
aujourd'hui votre allié le plus fiable en Asie ? », la réponse immédiate est
dans presque tous les cas : « Le Vietnam ». Il y a certes plus de permanence
qu'en apparence dans ces deux anecdotes : une permanence de l'anti-américanisme
au Moyen-
Orient, une permanence de la Realpolitik
et du rejet de la puissance chinoise par certains de ses voisins en Asie.
Mais que de revirements brusques,
auxquels il devient difficile d'adapter, chaque fois en très peu de temps, nos
visions stratégiques... Est-ce à dire que tous les schémas connus, ceux de
l'hégémon, de la stabilité par les équilibres polaires, de la sous-traitance à
des gendarmes régionaux, de l'allié privilégié, sont désormais caducs ? Y
a-t-il une tendance définitive à la perte croissante et globale
d'intelligibilité des systèmes, ou bien ne sont-ce que des turbulences passagères
et marginales touchant davantage certaines régions que d'autres ? À
l'éclatement des acteurs au Moyen-Orient répond la constitution d'un système de
rivalité américano-chinois en Asie.
L'incertitude stratégique implique
les systèmes régionaux qui doivent être questionnés désormais selon des grilles
de lecture nouvelles, et selon une perspective comparatiste. Et ce, pour ne
plus avoir à réhabiliter des jeux à somme nulle, mais appréhender l'existence
ou non de systèmes régionaux distincts, mesurer les différences et les
similitudes de ces systèmes…Et en tirer toutes les leçons nécessaires.