Gilles KEPEL,,Passion arabe. Journal, 2011-2013, Gallimard, Paris, 2013, 479 p.
Publié dans la revue Politique Etrangère, n°4 - 2013
Il existe plusieurs postures possibles pour appréhender
ces soulèvements arabes qui nous ont pris par surprise voici bientôt trois ans.
La première consiste à développer a
posteriori de nouvelles spéculations sur les causes qui ont conduit à la
destitution des régimes, depuis l’immolation de décembre 2010 à Sidi Bouzid jusqu’aux
actuelles déchirures syriennes ou égyptiennes. La deuxième, renonçant à ouvrir l’insondable
boîte noire de ces processus déclencheurs, se cantonne à l’élaboration de
scénarios prospectifs sur ce qu’il pourrait advenir, désormais, de cette région
Méditerranée - Moyen-Orient sens dessus-dessous. Gilles Kepel en choisit une
troisième : revenir, encore et toujours, sur le terrain pour faire parler
les acteurs, les observer, les écouter. Paradoxalement, la prétention de cette
approche est dans sa modestie : être capable, au milieu du chahut des
prophètes et des donneurs de leçons, de reprendre la route empirique. Retrouver
le sens de l’enquête, conserver la curiosité, malgré les succès connus et les
fonctions exercées depuis, comme au premier jour de ce voyage de l’été 1974 qui
lança pour toujours notre auteur sur les sentiers d’Orient. Reprendre la route
pour comprendre, pour entendre ceux qui sont les mieux en mesure de nous
éclairer sur les « printemps » arabes : les Arabes eux-mêmes.
Il fallait, pour y parvenir, cette passion proclamée et assumée
en titre. Une passion qui a su tisser des liens humains, affiner une intuition
déjà étonnante à l’époque du Prophète et
le Pharaon,[1] étoffer un carnet d’adresses aujourd’hui précieux. Après combien d’ouvrages
traduits en près de vingt langues, après combien de jeunes docteurs formés
(dont certains l’accompagnent au fil des pages dans ce récent périple,
impressionnant les épouses de chefs druzes – sans doute réciproquement), après
combien d’hommages,[2] cette passion qui
revendique déjà quarante années de terrain dans la région[3] est
non seulement intacte, mais s’allie à l’analyse pour nous donner ce tableau
inédit. Qu’y trouve-t-on ?
On y retrouve un style désormais connu, amplifié encore
par l’exercice du journal : Gilles Kepel sait écrire (ce n’est pas un
axiome en sciences sociales). Son coup de griffe est fréquent, souvent par
amour de la formule (cette « chape de plomb plaquée or », que l’Arabie
Saoudite ferait peser sur ses obligés…), mais aussi par blessure : « priver
un professeur de ses cours, lui enlever ses étudiants, une sorte de mise à
mort », rappelle-t-il (p.438) au détour d’un morceau d’anthologie teinté
de correspondances (au sens baudelairien) dans un champ de cognassiers syrien,
après plusieurs allusions à la fermeture de « sa » chaire sur le
Moyen-Orient, par un mois de décembre 2010 où il ne se passait rien.
Ce journal qui a donné lieu à un reportage télévisé réussi
(ce n’est pas un axiome, etc.) est loin, pourtant, de se cantonner à des
impressions personnelles. Retraçons d’abord son itinéraire : Israël et
Palestine d’abord, puis Egypte, Tunisie, Libye, Oman, Yémen, Egypte encore,
Libye à nouveau, retour en Tunisie, Qatar, Bahreïn, un détour d’aéroport par l’Arabie
Saoudite, avant d’aborder le Liban, Istanbul, Antioche et la Syrie enfin, avant
le point final du haut d’un hôtel de Dubaï. Au centre de ce livre dont il faut
par ailleurs saluer la facture agréable, une série de photos fortes, violentes,
moins douces que le portrait de cette femme libyenne victorieuse en couverture,
donnent corps à cette enquête et rappellent tragiquement ce que terrain veut
dire. Les citations, longues, sont l’arme de Gilles Kepel. Elles donnent la
parole aux acteurs. On écoute (p.105) le professeur Gherairi à Tunis expliquer
en interaction avec l’auteur qu’une fois le régime décapité dans un pays donné,
deux instances sont en compétition (un gouvernement provisoire regroupant des
figures modérées de l’ordre précédent dans un pouvoir qui s’effiloche graduellement,
et un comité de salut public qui reprend à son compte la violence
révolutionnaire et distance ainsi les premiers), séparées en Tunisie par la
Haute Instance, dans un processus resté isolé qui ne s’est pas rencontré dans
les autres pays arabes du fait de l’absence, ailleurs, de la même classe
moyenne éduquée. On écoute avec attention ces femmes égyptiennes (p.186) qui
expriment leur fierté (« c’est la démocratie, maintenant, comme chez
vous ! »), mais dans un clivage sans fard : les Coptes ont voté
pour le général Chafiq « qui ne mélange pas la religion et la
politique », les musulmanes ont voté Morsi « parce que
« l’Egypte est musulmane, Mohammed Morsi gouvernera selon l’islam »,
et avec les Frères Musulmans, « mais tous les bons musulmans sont salafistes » :
que l’on songe, en les entendant, à l’Egypte coupée en deux de juillet 2013. On
distingue alors clairement, entre les fils enchevêtrés de ces soulèvements
successifs, des situations ô combien différentes, entre une Tunisie où Ennahdha
a bénéficié de l’aura du parti des prisonniers, une Egypte où les Frères
musulmans ont rejoint le soulèvement avec retard mais dont l’appareil aux
structures et aux réseaux si rôdés s’est imposé face aux concurrents dans
l’exercice électoral, une Libye plus confuse, dont les militants religieux sont arrivés tard aussi dans le jeu, sans les
structures des Frères égyptiens, mais auréolés de leurs milliers de martyrs
tombés face à Kadhafi.
On écoute l’auteur lui-même, cette fois, dresser les
portraits des principaux protagonistes, revenir sur Bourguiba (p.269),
expliquer Marzouki (p.272), raconter Ghannouchi qu’il interviewe quelques pages
plus loin (p.284), pour l’entendre à son tour analyser le salafisme. C’est un
peu plus tard (p.367) Samir Frangié, au Liban, qui dit à Gilles Kepel son absence
d’inquiétude face au risque de résurgence radicale, parce que le changement est
selon lui total, profond, irréversible : les peuples n’ont plus peur de
dire leur colère dans un processus de quasi démocratie directe, à répétition s’il
le faut. Et de citer le cas du député salafiste Mamdouh Ismaïl obligé de faire
un communiqué d’excuses après avoir reçu 1.150.000 insultes sur Facebook, pour
avoir voulu prier en plein parlement.
On songe, là encore, à la destitution de Mohammed Morsi à l’été 2013. Entendons
aussi, avec le chercheur présent sur place, les prêches sunnites du Cheikh
Rafei au Liban (p.387), en appeler à la destruction de « cette alliance
secrète [chi’ite] qui s’étend de l’Iran jusqu’à ses alliés en Irak, en Syrie, au
Liban et en Palestine ».
On l’aura compris, en plus du simple « journal »
annoncé, c’est encore l’analyse socio-politique, entrée dans le sac à dos de
l’auteur un jour d’été 1974, qui fait ce nouveau voyage avec lui sans l’avoir
jamais quitté. Certes parsemées d’impressions personnelles, d’émotions au
croisement d’un souvenir, d’une odeur de cardamome ou de regards en amande, les
pages de ce livre se lisent bien au prisme de la science politique. Pour nous en
dire quoi ? Pour nous dire, d’abord, que le terrain est irremplaçable et
reste la meilleure école. Que face à lui, nous ne sommes pas, nous chercheurs,
tous égaux en dépit de débits internet croissants. Qu’à l’épreuve de
l'événement inattendu, du processus politique non identifié ou du fait social
complexe, ce retour au terrain reste la valeur sûre, entre reconstitution
auto-légitimatrice et fuite prospective sans preuve. Que beaucoup de ceux qui font l’analyse politique nouvelle du
monde arabe aujourd’hui en France ont travaillé dans cet esprit, avec Gilles
Kepel, et avant lui avec Rémy Leveau qui fut son maître. Arabisants, ils ont pu
faire parler, et conjurer, ce fameux terrain : on pense à Bernard Rougier
sur le Liban (aujourd’hui directeur du Cedej au Caire), à Stéphane Lacroix sur l’Arabie
Saoudite, et à bien d’autres qui nous pardonneront de ne pouvoir tous les citer.
Et cette école – car il s’agit bien d’une école – nous rappelle opportunément
cette règle dérangeante des sciences sociales, qui veut qu’à l’origine de
l’analyse du comportement des acteurs, il y ait les acteurs.
Retour au terrain, retour aux acteurs : la règle est
implacable. Elle n’est pas accessible à tous. Elle demande formation,
compréhension, patience, soutien d’une véritable entreprise académique. Cette
règle a ses professionnels, sa relève, animée par des jeunes chercheurs
auxquels Gilles Kepel a transmis l’envie – et fourni les moyens – de se mesurer
à la réalité vivante du terrain, sans laquelle il n’y a pas d’analyse
internationale possible. Leur travail est indispensable à l’excellence
universitaire, indispensable à l’expertise politique, indispensable à la pensée
stratégique. Ne pas reconnaître cela serait plus qu’une erreur : une
faute. A un moment qui n’est pas le plus propice.
Frédéric Charillon
[1] G.
Kepel, Le prophète et le pharaon, La
Découverte, Paris, 1984, réédition augmentée chez Folio Histoire, Paris, 2012.
[2] En
2005, deux revues anglo-saxonnes, Foreign
policy et Prospect, classaient Gilles Kepel parmi
les quatre seuls français à figurer parmi les
cent intellectuels vivants les plus influents dans le monde.
[3] Surpris
par ce chiffre vénérable lancé en introduction, le lecteur sera toutefois vite rassuré par
la reproduction couleur d’un passeport glissée en quatrième intérieure, qui viendra
habilement rappeler, date de naissance à l’appui, que Gilles Kepel se situe en
réalité – en âge – entre Nicolas Sarkozy et José Manuel Barroso (ou, pour les
non politistes, le cadet d’Isabelle Adjani).
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