Article publié dans la revue L'ENA hors les murs n°447
L’année 2014 fut particulièrement difficile pour les
partisans du soft power, qui
soutiennent encore que l’influence, la coopération, l’échange, ou
l’attractivité culturelle, restent les meilleurs moyens de défendre ses
intérêts, lesquels seraient désormais des intérêts
de milieu, c'est-à-dire une cogestion responsable, pacifique et
« gagnant-gagnant » de la société mondiale par ses principaux
acteurs. On vit en effet, cette année, le grand retour de notions aux
consonances autrement moins rassurantes : fait accompli militaire (à l’est
de l’Ukraine), révision des frontières (en Crimée), usage paroxystique de la
violence (avec Daech), montée aux extrêmes (à Gaza), revendications
territoriales et nationalismes (en Mer de Chine du Sud), et au final l’invocation
de l’intérêt de possession
(« ceci m’appartient », au nom de la géographie, de l’histoire, de la
religion, de la démographie ou encore de la culture).
Des acteurs aux contours fort différents et qui ne sont
liés entre eux par aucune « Internationale » occulte (comme la Russie
de Vladimir Poutine, le gouvernement israélien de Benjamin Netanyahu, le Hamas,
Daech, le régime syrien de Bachar al-Assad, Pékin, peut-être également la
nouvelle Turquie d’Erdogan) ont mis en pratique ce que d’autres soutiennent
dans le discours (comme beaucoup de Républicains aux Etats-Unis, des diplomates
français, japonais ou issus d’Europe centrale et orientale), à savoir que
l’usage de la force reste la meilleure garantie de sécurité. Il serait simpliste
de réduire cette dynamique au triomphe d’un quelconque complot néoconservateur
(auquel il serait par ailleurs étrange d’assimiler les décideurs russes ou
chinois). On verra plutôt, dans ce qu’il faut bien qualifier de retour de
l’approche réaliste, plusieurs origines.
La première provient de la perception – juste ou erronée –
d’une crise du leadership américain dans le système international. Les
« lignes rouges » évoquées mais non suivies d’effets en Syrie, ont
fait douter certains alliés de l’Amérique (comme en Europe orientale ou en
Asie). l’incapacité à relancer le
processus de paix au Proche-Orient ou à imposer l’arrêt de la colonisation à
l'Etat hébreu ont donné le sentiment à d’autres qu’ils devraient désormais
prendre seuls leurs intérêts en main. Les analyses (trop ?) subtiles du
président des Etats-Unis sur les limites de l’outil militaire (« Just
because we have the best hammer does not mean that every problem is a
nail »), sa réponse à la situation ukrainienne par la mise en place d’une
pression progressive sur Moscou, la war
fatigue qui saisit la société américaine depuis l’aventurisme des années
2000, ont déclenché des paris sur la passivité de Washington (également en
proie au shut down, au sequester et à quelques autres bizarreries
d’outre-Atlantique). Le moment était venu de profiter d’une perte de
crédibilité de la garantie de sécurité américaine. Ainsi a-t-on pu penser à
Damas que le champ était libre pour se maintenir dans le jeu politique régional,
à Moscou que personne n’entrerait en guerre pour soutenir l’Ukraine – pas plus que
pour la Géorgie en 2008 -, ou dans le « Califat » d’Abou Baker
al-Baghdadi, que les Etats-Unis ne reviendraient à aucun prix en Irak. On vit
même certains alliés de l’Amérique – la France sur les dossiers iranien et
syrien, le Canada ou l’Australie sur d’autres – se faire plus intransigeants
que Washington, en réaction à cette situation.
Les Etats-Unis ne portent pas seuls la responsabilité de
ce retour (des autres) au hard power,
étatique ou non étatique. En refusant d’assumer clairement le jeu de la prise
de responsabilité internationale, les politiques étrangères des concurrents
potentiels, en particulier celles des émergents, ont contribué au
« brouillard stratégique ». Intransigeante dans son environnement
géographique immédiat, la Chine se mêle peu des tensions plus lointaines,
autrement qu’à travers sa préoccupation pour l’accès aux ressources. Au moins
jusqu’à l’arrivée au pouvoir de Narendra Modi, le géant indien produisait peu
de vision mondiale. Le Brésil désormais sans Lula semble ne pas poursuivre avec
la même intensité ce qui était tout de même l’amorce d’une ambition Sud-Sud
dans les années 2003-2011. Dans ce vide (auquel l'Union Européenne participe
bien sûr bruyamment), la Russie tente sinon la reprise en main de son
ex-« étranger proche », du moins l’envoi de messages intraitables sur
le rapport de force qui régit cet espace. A Islamabad, à Ankara, au Caire, à
Ryad mais aussi à Séoul, à Tokyo, à Berlin, on revoit sa politique étrangère (et
parfois de défense) en fonction d’un monde devenu illisible, apolaire ici (en
Afrique ?), bipolaire ailleurs (en Asie, tant le face à face Washington –
Pékin hante les esprits), ou encore multipolaire dans les rapports de force
économiques. Surtout, on sait dans les zones grises de la planète que nulle
combinaison de puissances ne viendra imposer, comme au temps de la guerre
froide, une supervision concertée au Sahel, ni aux confins du Nigéria, ni en
Mésopotamie, ni dans les territoires palestiniens, ni dans les zones tribales frontalières
du Pakistan et de l’Afghanistan. Les entrepreneurs non étatiques de violence,
du Hamas à Boko Haram, y ont donc eux aussi le champ libre.
Enfin, les instruments du soft power eux-mêmes, dont on attendait beaucoup, ont contribué
davantage à l’inquiétude, à la division, à l’exacerbation, qu’à la régulation,
à l'intégration ou à l’harmonisation. Les médias globaux, nouvelles
technologies de communication, techniques de diplomatie publique, réseaux
sociaux, en fait de « brave nouveau monde » ou de « démocratie
cosmopolite » (pour reprendre l’expression de David Held et Daniele
Archibugi dans les années 1995), ont produit d’abord la guerre des images
(entre les chaînes globales américaines et arabes par exemple), le recrutement
en ligne de jiahdistes et autres candidats à l’action violente, l’affaire snowden, les scandales des écoutes de
la NSA et la multiplication de cyberattaques, qui ont perturbé à la fois les
relations autrefois plus codifiées entre puissances rivales, et les relations
de confiance entre alliés.
Le soft power est-il mort en 2014, quelque part entre
l’Ukraine, Gaza, l'Irak, la Syrie, le Nigéria, Pyongyang et les îles Diaoyu /
Senkaku ? Probablement pas, et ce pour plusieurs raisons. D’abord parce
que l’usage de la force démontrera un peu plus encore ses limites dès l’année
prochaine. La Russie a commencé de payer économiquement le prix de sa
crispation ukrainienne. Israël a vu une fois de plus (après le Liban en 2006, Gaza en 2009 puis
2014) son entreprise militaire asymétrique aboutir à un isolement politique
croissant. Les entrepreneurs de violence comme Daech, AQMI ou Boko Haram,
terrorisent mais ne construisent pas. Les puissances étatiques qui s’opposent à
eux à l’aide de l’outil militaire (comme la France et les Etats-Unis) ont admis que ce seul levier
ne se suffirait pas à lui-même, et qu’une action internationale concertée,
empreinte de reconstruction d’un pacte national avec l’aide d’acteurs de la
société civile, serait incontournable. Ce sera bien le cas – parfois sur le
temps long – au Mali, en Centrafrique, en Afghanistan, en Palestine ou en Irak.
Enfin, l’agenda de l’année 2015 sera riche en défis transversaux ou globaux,
qui se joueront sur le terrain du multilatéral. La poursuite de nouveaux
formats de concertation plus ouverts (comme le G20), la poursuite de cycles de
négociations importants, depuis les enjeux commerciaux, les partenariats
intercontinentaux (TTIP, TPP…), ou bien entendu la conférence sur le climat qui
se tiendra à Paris en novembre-décembre, seront autant d’occasions pour le soft power de reprendre la main après
une séquence plus brutale (ce qui ne signifie pas qu’il n’y aura pas de
nouvelles crises).
Reste que les derniers mois ont mis en lumière un fossé
inquiétant entre « ceux qui croyaient au soft et ceux qui n’y croyaient
pas ». Les premiers sont d’abord occidentaux, et l’on parie beaucoup, ces
derniers temps, sur leurs hésitations. L’absence criante des émergents à leurs
côtés est l’un des traits marquants de la scène internationale actuelle.
L’Inde, la Chine, le Brésil ou bien d’autres en ont pourtant les moyens, mais explorent
encore timidement cette piste, soit par manque de conviction, soit par
dépendance à un sentier plus culturellement empreint de hard power. Entre les instituts confucius
ou l’organisation de Jeux Olympiques (en 2016 au Brésil), il faudra plus que la
K-Pop pour changer la donne. Mais seule la conversion des géants du sud à la
course mondiale à l’influence, à la séduction, à la coopération, à l’implication
dans la gouvernance et la gestion des défis globaux, permettront au soft power,
clef de la régulation pacifique, de passer pour autre chose que de la faiblesse.