(publié dans L'ENA hors les murs, juillet 2015)
Le possible retour de
politiques étrangères nationalistes a longtemps hanté les Européens. Le spectre
d’un nouveau Sonderweg allemand,
moins tragiquement d’un néo-gaullisme français, la crainte d’une résurgence
identitaire en Europe orientale, depuis l’Autriche (avec les succès électoraux
de Jörg Haider jadis) jusqu’à la Hongrie, continuent d’alimenter le débat
stratégique. Les guerres balkaniques des années 1990 avaient rappelé, il est
vrai, que les scénarios du pire n’étaient jamais à exclure. Plus particulière
est la crainte, récurrente, d’un nationalisme américain de politique étrangère,
lorsque le grand allié d’outre-Atlantique se prend à refaire le monde au nom de
son intérêt national. Plus connue, la peur d’une déstabilisation du voisinage méditerranéen
refait surface à chaque crispation israélienne, turque ou arabe. Mais la grande
énigme de cette décennie 2010 est à la fois plus lointaine et plus insaisissable.
Elle émane d’au moins trois géants non occidentaux, qualifiés rapidement d’
« émergents » : la Russie, la Chine et l’Inde.
La première – la
Russie – est plus « ré-émergente » qu’émergente, dans la mesure où
toute sa problématique consiste à rappeler la place qui fut la sienne pendant
près d’un demi-siècle, aux temps de la bipolarité. La seconde, la Chine, n’est
« émergente » qu’à l’échelle des deux derniers siècles, tant son prestige
avait rayonné précédemment sur l’histoire mondiale. L’Inde enfin, passée dans
un premier temps du statut de joyau de l’Empire britannique à celui de leader
du Tiers-Monde, joue désormais dans la cour des puissances économiques aussi
bien que nucléaires. Et ces passés sont importants.
Car ces trois Etats
posent aujourd’hui de façon originale la question du nationalisme et de sa
traduction en politique étrangère. La Chine, en écho elle-même à d’autres
expressions nationalistes régionales comme celles du Japon ou du Vietnam, pose
ses revendications territoriales (notamment en mer de Chine du Sud) et exalte sa souveraineté retrouvée par
rapport aux temps des humiliations japonaises et occidentales (à la fin du XIXe
siècle). La Russie exhume son passé au risque de la réécriture et invoque la
présence de nationalités russes à l’extérieur pour affirmer ses droits sur son
ex-étranger proche et ses anciennes républiques. L’Inde enfin, sur un autre mode,
porte une nouvelle fois au pouvoir le parti nationaliste hindou (le Bharatiya
Janata Party ou BJP), dont le discours repose sur un socle ethno-nationaliste
et religieux qui n’est pas sans poser de questions pour la relation déjà tendue
avec le voisin pakistanais, mais également avec le reste du monde.
Doit-on néanmoins
aborder ces trois cas au prisme des analyses classiques de la politique
étrangère ? Notre hypothèse ici sera que l’approche par le nationalisme ne
permet pas de saisir ce qui fait depuis peu la spécificité commune de ces trois
Etats, à savoir une relation au monde marquée par un prisme moins national qu’impérial. Qu’est-ce qu’une politique
étrangère de type « impérial » ? En premier lieu, celle-ci ne
saurait se confondre avec l’accusation d’impérialisme qui touche
potentiellement, dans le débat public, toute politique étrangère de puissance
dominante (les Etats-Unis en font souvent les frais). Le prisme impérial se
réfère davantage à une sphère d’influence englobante et héritée du passé, qu’à
la défense d’un intérêt national particulariste. La relation avec les voisins
considérés comme appartenant à cette sphère d’influence participe alors d’une
relation patron-client, fondée en grande partie sur le rayonnement culturel et
politique ancien de l'Etat « patron ». Davantage que dans un jeu à
somme nulle, elle s’inscrit dans la conception d’un rapport d’allégeance
naturelle du « petit » vis-à-vis du grand, rapport dans lequel le
grand ne dicte pas nécessairement la conduite à tenir, à condition que le petit
reste dans les limites d’un comportement « adéquat ». Si des concepts
comme celui d’hégémonie (qui implique une domination acceptée voire appelée par
le dominé), ou de finlandisation (qui implique la sagesse autocontrainte du
petit Etat situé aux portes d’un voisin infiniment plus puissant) peuvent
s’approcher de la description de cette pratique impériale, le vocabulaire
hérité de la guerre froide ne permet d’en saisir la subtilité ni surtout les conséquences
internationales actuelles. Car l’approche impériale de la politique étrangère
est également, par essence, révisionniste. En ressuscitant des subordinations
anciennes comme autant de nouvelles souverainetés limitées, elle transgresse le
jeu étatique hérité de l’ordre de 1945 et plus encore les recompositions de la
période 1989-91.
Ce sont bien de
telles dynamiques que l’on voit à l’œuvre aujourd’hui dans ce qu’ils est à
nouveau convenu d’appeler le « monde chinois » ou le « monde
russe ». En retrouvant les mécanismes d’un Empire du milieu qui dominait sans
conteste l’Asie jusqu’à la fin du XIXe siècle, Pékin conteste
l’interprétation occidentale du droit de la mer selon la convention de Montego
Bay et revendique ainsi un domaine maritime et territorial étendu, ou table sur
la proximité culturelle entretenue par une diaspora chinoise influente dans les
pays de la zone, pour développer une politique d’influence. En revenant au
passé et/ou aux sources de la formation progressive de la grande Russie, Moscou
annexe la Crimée, reconnaît des républiques séparatistes en Géorgie, fait
craindre la manipulation des populations russophones pour déstabiliser une aire
qui peut inclure l’est de l’Ukraine mais aussi la Transnistrie ou les Pays
Baltes. Dans les deux cas, il s’agit de punir ceux qui, après s’être émancipés
dans les dernières années, auraient l’imprudence de vouloir résister à la
restauration de rapports de dominations anciens. Comme si, pour convoquer Max
Weber, le temps de la domination traditionnelle, à laquelle certains tentent
d’ajouter la domination charismatique, était revenu, mettant fin aux dominations
légales-rationnelles plus récentes (celles de l’UE sur l’Ukraine, ou des
Etats-Unis en Asie). L’Inde est un cas différent dans la mesure où
contrairement à la Russie et à la Chine qui furent des empires avérés, elle fut
dominée plutôt que dominante, par les empires musulmans d’abord, britannique
ensuite. Mais la constitution, selon un habitus impérial du coup bien
intériorisé (convoquons Bourdieu après Max Weber…), d’une sphère d’influence
sur les petits Etats de l’Océan Indien ou sur les Etats tampons d’Asie du Sud
(Bhoutan, Népal…), la volonté de revoir la situation du Cachemire, et la
perception d’un monde indien auquel le nouveau Premier ministre Narendra Modi pourrait
insuffler une dynamique charismatique, sont bien à l’ordre du jour.
Analyser ces politiques étrangères dans toute la complexité culturelle,
historique, et dès lors politique qui caractérise le rapport à leur voisinage
mais aussi à « l’Occident », réclame une boîte à outil conceptuelle
nouvelle, qui dépasse de loin les cadres réalistes hérités de la bipolarité.
L’agenda de recherche en est passionnant, mais toute interprétation erronée,
sur ce chemin de la compréhension, peut être lourde de conséquences dans le jeu
international à venir.