Dans un article
ainsi intitulé (Foreign Affairs,Juin 2015), Charles King (Georgetown,
University) alerte ses lecteurs sur la fin possible de ce qui a contribué
largement à la supériorité stratégique américaine : l’entretien d’une
connaissance fine des autres régions du monde, permettant aux décideurs de « voir
le monde tel que les autres le voient » (J. William Fullbright).
Plaidoyer à la
fois réaliste en ce qu’il résonne en termes de rapports de force, et
anti-réaliste en ce qu’il insiste sur le fait que la puissance est le fruit de
bien plus qu’une seule force économique et militaire, l’article loue l’apport d’une
communauté de « minutemen of the mind » : universitaires,
étudiants, intellectuels curieux… Il rappelle d’autres vérités encore : la
connaissance ne s’épanouit que dans un environnement qui lui est propice ;
la mobilité des savants est un atout ; beaucoup de pays sont capables d’envoyer
des missiles, peu ont réussi à construire l’équivalent de la Brookings ou de la
Chatham House ; enfin et surtout, il doit être demandé aux chercheurs de
contraindre les décideurs, en leur montrant que les réalités sont toujours plus
complexes qu’ils ne le pensent, et non de conforter leur pouvoir et leurs
perceptions. Pour ce faire, les universitaires doivent commencer par travailler
sur des situations réelles, qui interviennent dans des lieux réels.
Ces
avertissements valent-ils pour la France ? A plusieurs égards, oui, et d’ailleurs
pour bien d’autres pays aussi. Croit-on suffisamment, aujourd’hui, en la
compréhension fine et contre-intuitive des phénomènes internationaux, ou ne
cherche-t-on qu’à conforter des « standard operating procedures »,
comme on dit dans l’analyse décisionnelle ? Les analyses exprimées par les
universitaires sont-elles suffisamment écoutées par les décideurs ? A
qui, à quoi doivent-elles d’ailleurs servir, pour reprendre une question déjà
posée dans un article publié (F. Charillon, « Les relations
internationales, science royale ? », in Th. Balzacq, F. Ramel, Traité de relations internationales,
Sciences Po, 2014). « A personne sinon au bien commun de la connaissance
et à sa communauté épistémique, car la science (même sociale), pour être pure,
doit être libre des contraintes de pouvoir ? Aux autorités publiques qui
financent les recherches, car le payeur est le commandeur, et l’aide à la recherche participe d’une
politique publique contribuant à la performance, au développement et à la
protection d’une société ? ». Nos relations internationales, à l’université,
traitent-elles suffisamment de « situations réelles dans des lieux réels » ?
Chercher à découpler, ici, l’intérêt de l’approche intellectuelle de l’intérêt
stratégique d’un pays dans son ensemble, est dangereux, sauf à estimer qu’une
grande démocratie doit absolument se caractériser par une analyse internationale
déconnectée de toute utilisation concrète possible…
En la matière, la
France, comme d’autres, a connu des hauts et des bas. Des avancées ont eu lieu,
elles ont été remises en cause, et ce cycle continuera. Une réflexion « œcuménique »
sur ce point, mêlant acteurs et décideurs, demeure urgente.