Bertrand Badie, Quand
le Sud réinvente le monde. Essai sur la puissance de la faiblesse, La
Découverte, Paris, 2018
Dans son nouvel ouvrage, Bertrand Badie reprend les thèmes
qui lui sont chers : le coût international de l’humiliation, l’échec de l’Etat
importé et de la décolonisation, les conséquences d’une diplomatie de club trop
longtemps confisquée par l’Occident, dans une tentative du vieux monde pour résister
à la réinvention pourtant nécessaire du système international.
Le chapitre I, qui revient sur l’occasion ratée d’une décolonisation
dont l’ancien maître colonial a tout fait pour limiter les effets, est l’un des
plus convaincants. Incapables de tourner réellement la page de la violence physique
et symbolique qui avait marqué la colonisation, les institutions post-coloniales
ont détourné le sens d’ouverture du jeu mondial qu’aurait dû prendre la
création de nouveaux Etats. Il en a découlé un certain nombre de réactions, ou
plutôt de « contre-socialisations », dont l’islamisme politique fut l’une
des manifestations. Au Sud, les nouveaux pouvoir n’ont pas réussi à
dépasser le stade d’un nationalisme de combat pour imaginer un nouveau nationalisme
de projet. Ils ne furent, à travers leurs expressions (de Bandoeng au mouvement
des non alignes ou MNA), que réactifs.
Par la suite, Bertrand Badie nous montre comment le
multilatéralisme qui aurait dû être inclusif fut contourné par les clubs (du G7
au G20) et autres formats diplomatiques ad hoc. Comment, surtout, la faiblesse
des uns s’est imposée à la force des autres, au point que cette sociologie de
la faiblesse est devenue un impensé majeur de l’étude des relations internationales.
On retrouve là l’idée de la force du faible, ou de la nuisance plus forte que
la puissance. Les conséquences de cette situation sur les sociétés en guerres
(la guerre devenant cadre socialisateur pour de nombreux acteurs en quête de
contre-socialisation), et sur l'intervention militaire de « seconde
génération » après la fin de la guerre froide, n’en sont que plus forts.
Plusieurs hypothèses fortes émanent de ce livre. L’idée, par
exemple, qu’un néo-souverainisme compatible avec la mondialisation, porté par
les émergents avec un goût de revanche sur les humiliations passées, ouvre la
voie à un renouvellement en profondeur du système international. Celle encore,
selon laquelle l’acteur local a une marge de manœuvre supérieure à celle de l’acteur
régional, qui lui-même est plus fort que l’acteur global. Une « re-régionalisation »
du monde pourrait alors constituer une sortie de l’impasse.
En prenant le point de vue de l’exclu, ou du Sud, après être
parti du point de vue du Nord dans son « Nous ne sommes plus seuls au monde »
(2016), Bertrand Badie tente d’expliquer les dynamiques actuelles dans ce Sud porté
vers l’autoritarisme (le Brésil en est le dernier exemple, consacrant encore un
peu plus les BRICS comme club national-autoritaire). Comme toujours, le débat
est ouvert, l’agitateur d’idées a donc accompli sa mission.