Les livres du mois
- B. Badie, La diplomatie de connivence. Les dérives oligarchiques du système international, La Découverte, Paris, 2011.
- V. Desportes, Le piège américain. Pourquoi les Etats-Unis peuvent perdre les guerres d’aujourd’hui, Economica, Paris, 2011.
- H. Kissinger, On China, Pinguin Press, New York, 2011
- J.S. Nye Jr, The Future of power, Public Affairs, New York, 2011
Publié dans La Lettre de l'IRSEM
Période faste pour la littérature stratégique que ce printemps–été 2011, puisque quatre auteurs importants (deux américains et deux français) nous livrent leurs nouvelles réflexions sur la configuration du système international et la capacité des puissances à y faire face. Un grand diplomate initialement universitaire, deux universitaires connaisseurs de la chose diplomatique et militaire, un militaire devenu Docteur : comment pouvait-on, pour cette rubrique estivale, n’en choisir qu’un seul ?..
Outre-Atlantique, c’est d’abord Henry Kissinger qui consacre un volume important à la Chine, essai à la fois historique et géopolitique, dans lequel il voit poindre (sans la juger inévitable), une possible concurrence avec les Etats-Unis, tout comme jadis la montée en puissance de l’Allemagne a posé problème à l’Empire britannique. Présentée dans son caractère immuable, façonnée par une culture stratégique qui s’assimile autant au jeu go (wei qi) que celle de l’Occident s’assimile au jeu d’échec, l’action extérieure chinoise débouche pour l’Amérique sur une interdépendance croissante, mais pas sur une confiance mutuelle. Fidèle à son credo réaliste, celui qui fut acteur de premier plan du dialogue sino-américain sous la présidence Nixon dépeint un jeu international qui reste entre les mains des Etats et de leurs principaux décideurs. Racontant l’Histoire, en particulier celle qu’il a contribué à faire lui-même, Henry Kissinger préfère, toujours et encore, les continuités aux ruptures. Plus que comme un système communiste, la Chine apparaît bien ici comme l’éternel empire du milieu, pétri de ses âges d’or comme de ses blessures passées. Sans toujours expliquer comment éviter cet affrontement qui menace, ni comment aborder les évolutions d’une Chine certes millénaire mais aux mutations nombreuses, l’ancien Secrétaire d'Etat américain nous offre ici néanmoins une nouvelle leçon d’Histoire et de politique.
Joseph Nye, autre grande figure du débat stratégique et universitaire américain, va bien au-delà de la seule Chine (à laquelle il consacre toutefois de nombreuses pages), pour aborder les différentes formes de puissance et leur utilisation possible par les Etats. puissance militaire, économique, soft power, diffusion de la cyberpower, transition de puissance, sont disséquées tour à tour pour déboucher sur l’analyse du smart power, clef, selon l’auteur, des rapports de force à venir. Les complexités de la puissance, vue sous ses différentes faces (de la plus brutale à la plus subtile), sont questionnées à la lumière d’autres sous-questions, comme celle d’un éventuel déclin américain, de la concurrence européenne, de l’émergence de nouveaux acteurs du Sud. On note d’ailleurs que la France est très présente dans cet ouvrage, à travers des anecdotes mais aussi des hommages. C’est naturellement dans son dernier chapitre sur le smart power que Joseph Nye se fait le plus novateur. La puissance ne saurait procéder aujourd’hui que de combinaisons. Combinaisons entre différents types de pratiques d’abord, pour s’adapter aux différents terrains de l’action internationale. Entre différents types d’acteurs ensuite, dont la coopération est inévitable. Cinq questions commandent aujourd’hui la réflexion sur la puissance : Quels sont les résultats souhaités in fine ? Quelles sont les ressources disponibles pour atteindre ces résultats, et en fonction de quels contextes ? Quelles sont les attentes ou les positions des acteurs ciblés par l’influence que l’on souhaite exercer ? Quel type, quelle forme de puissance est-elle le plus susceptible de connaître la réussite ? Quelle est enfin la probabilité de cette réussite ? C’est en répondant à ces questions qu’un Etat peut mettre en œuvre une « grande stratégie », c'est-à-dire une approche permettant de fournir ou de protéger la sécurité, la prospérité et l’identité (p.212). Si beaucoup des éléments présentés ici sont déjà connus des lectures ou des étudiants de Joseph Nye, sa modélisation, qui intègre désormais un développement fondamental sur la « puissance intelligente », offre des grilles de lecture incontournables, et une critique bienvenue du concept de puissance.
En France cette fois, le général Vincent Desportes s’interroge, comme Kissinger ou Nye, mais plus explicitement qu’eux, sur l’avenir de la puissance américaine. Tout comme Kissinger voit la Chine à partir de sa culture stratégique illustrée, entre autres, par Sun Tzu, Vincent desportes voit les Etats-Unis sous l’angle de leurs valeurs, de leur exceptionnalisme, et d’une culture militaire inspirée par Clausewitz et Jomini. Il s’interroge alors : l’ADN stratégique américain, caractérisé par la quête de la victoire rapide et brutale, à l’issue d’une guerre totale, fondée sur la technologie, le nombre, et l’adhésion de l’opinion dans un esprit missionnaire, est-il adapté aux conflits d’aujourd’hui ? N’y a-t-il pas, pour la grande Amérique, un danger de voir ses logiciels de combat enlisés dans les subtilités de ces brouillards de guerre où la sociologie du terrain importe peut-être davantage que l’avantage matériel ? Si la guerre totale, mondiale, en 1918 ou en 1945, pouvait être gagnée, si les opérations comme celle de Grenade étaient faciles, pourquoi l'Irak ou l’Afghanistan (et en réalité, un peu avant, la Somalie) ont-ils démontré les limites de cette puissance pourtant phénoménale ? Le « piège » américain n’apparaît pas toujours aussi fatal que ne l’indiquerait le titre pessimiste de l’ouvrage. Et l’on pourra trouver la critique de la technologie un peu dure. ce volume n’en constitue pas moins une contribution importante à la sociologie historique de la puissance américaine, une étude de sa culture stratégique, qui manquait cruellement en France.
Bertrand Badie, qui nous avait offert, entre bien d’autres travaux de premier ordre, une analyse de « l’impuissance de la puissance » (2004), s’attache quant à lui à deux chantiers centraux des relations internationales : la nature du système international post-bipolaire, et le fonctionnement des combinaisons multilatérales à la carte (comme le G8, le G20 ou l’IBAS). Lui aussi critique le concept de puissance, qui ne suffit pas à faire polarité. Lui aussi convoque l’Histoire et ses répétitions, pour aboutir à la conclusion d’un monde apolaire, marqué par une « diplomatie de club » fondée sur la connivence des dominants traditionnels, qui nuit à une gouvernance efficace puisqu’elle souhaite exclure les grands émergents pourtant incontournables. Cette diplomatie de club reste héritée, selon l’auteur, des Concerts issus du XIXe siècle. Bertrand Badie voit quatre principales caractéristiques aux systèmes internationaux : leur degré d’inclusion, leur niveau de délibération, les liens et les alliances qui s’y constituent pour en dessiner les clivages, enfin le type de puissance et de domination qui s’y exerce. Et dans tous les cas de figure, le système actuel comporte des lacunes graves, qui mènent à l’exclusion, donc à la frustration, donc à la conflictualité potentielle. Si l’avertissement peut paraître sombre, il est bien souvent convaincant. On pourra discuter longtemps sur le concept d’apolarité (absence de polarité, donc), proposé ici pour caractériser les relations internationales actuelles : on le suit indéniablement s’il s’agit de prendre acte du décès d’un système à la polarité totale, comme du temps de la guerre froide. En revanche, peut-être y a-t-il des polarités limitées, à l’échelle régionale par exemple, comme semble le montrer la restructuration du rapport de force asiatique autour de la rivalité sino-américaine. Mais la démonstration est magistrale à plus d’un titre. En premier lieu, les leçons du passé n’ont pas été tirées correctement : on ne construit pas un système international stable en excluant les puissances gênantes, mais au contraire en les intégrant. La SDN l’avait rappelé : se réfugier dans un club de nations paisibles ne fait pas disparaître les forces déviantes. Ensuite, les préceptes des grands sociologues comme Max Weber ou Emile Durkheim doivent désormais être appliqués à la société mondiale : le défaut d’intégration provoque l’anomie, qui provoque la violence ou la sortie du politique. Prenons garde à ne pas fabriquer ou renforcer un « second monde », exclu des clubs privilégiés, et laissé à la dérive.
Quatre ouvrages clefs, qui ont le mérite de nous indiquer comment les grands auteurs stratégiques du moment situent les principaux dangers à venir. Ce danger est d’abord systémique pour Henry Kissinger, intellectuel pour Joseph Nye, culturel pour Vincent Desportes, sociologique pour Bertrand Badie. Le Secrétaire d'Etat américain situe en effet la menace dans l’émergence d’un peer competitor chinois pour les Etats-Unis, à la culture plus éloignée que ne l’était la culture soviétique, qui était également celle du jour d’échec. Dans cette focalisation sur la Chine, c’est bien un nouvel affrontement bipolaire qui réapparaît au fil des plus de 600 pages de Kissinger, et avec lui le spectre d’un nouveau système international manichéen. Joseph Nye craint quant à lui autre chose : que face aux multiplications des acteurs et des défis, les grands Etats ne parviennent pas à faire un usage intelligent des différents outils de puissance à leur disposition. La puissance à l’ancienne, matérielle et cumulative, n’aboutira à rien : seule la conversion des capacités matérielles en résultats politiques souhaités compte. Hypothèse à méditer à la lumière de l'Irak, de l’Afghanistan, mais aussi du Liban (2006) ou d’ailleurs. Vincent Desportes n’est naturellement pas très loin de ce constat. Mais il l’applique plus spécifiquement au cas américain, pour montrer comment une culture stratégique peut devenir prisonnière de ses schémas, en dépit de sa puissance matérielle. C’est cet obstacle culturel qu’il faut franchir, c’est cette révolution des esprits qu’il faut opérer. Enfin Bertrand Badie, fidèle à ses hypothèses, voit l’instabilité qui vient dans les déséquilibres, les inégalités, les frustrations générées par les structures d’un système international devenu société à deux vitesses, avec ses risques évidents. Le grand écart avec un Henry Kissinger qui cherche des solutions dans les chancelleries et les situation rooms, est naturellement assumée : c’est auprès des « intrus » et non des diplomates, en conjurant l’impuissance plutôt qu’en croyant acheter la puissance, en ouvrant le jeu plutôt qu’en resserrant les connivences, que l’on évitera le pire. A sa manière, chacun de ces grands auteurs en appelle à l’Histoire pour expliquer le politique, met en garde contre le poids des permanences et des erreurs restées impunies, comme autant de facteurs de fragilité à l’aube de ce nouveau monde. Il y a toujours loin, on le sait, du savant au politique. Mais il faut entendre ces savants là.
Frédéric Charillon, directeur de l’IRSEM