Champs de Mars n°23
Les bouleversements politiques sans précédent que connait le monde arabe
depuis un peu plus d’un an confirment la place et le rôle déterminants
occupés par les armées dans cette partie du monde.
Ce numéro des Champs de Mars se propose d’approfondir la compréhension de cette problématique, en insistant particulièrement sur la relation qu’entretiennent les armées avec la construction nationale et l’institution étatique dans le monde arabe contemporain.
Une analyse transversale et croisée des concepts et paramètres précède une approche par pays, choisis comme autant de cas de figure emblématiques et particuliers de la problématique étudiée. Cette approche, qui est le fruit d’un travail collectif associant des experts confirmés du sujet et de la région, inclut un volet prospectif intégrant le contexte particulier des révolutions arabes et des changements politiques et stratégiques susceptibles d’en découler.
Ce numéro des Champs de Mars se propose d’approfondir la compréhension de cette problématique, en insistant particulièrement sur la relation qu’entretiennent les armées avec la construction nationale et l’institution étatique dans le monde arabe contemporain.
Une analyse transversale et croisée des concepts et paramètres précède une approche par pays, choisis comme autant de cas de figure emblématiques et particuliers de la problématique étudiée. Cette approche, qui est le fruit d’un travail collectif associant des experts confirmés du sujet et de la région, inclut un volet prospectif intégrant le contexte particulier des révolutions arabes et des changements politiques et stratégiques susceptibles d’en découler.
Sommaire
Avant-propos (Frédéric Charillon)
- Introduction : Esquisse d’une problématique (Flavien Bourrat)
- L’armée algérienne : un État dans l’État ? (Flavien Bourrat)
- L’armée égyptienne, ultime garant de la pérennité du régime (Tewfik Aclimandos)
- L’armée libanaise : une exception dans le paysage militaire arabe (Nayla Moussa)
- Rivalités et complémentarités au sein des forces armées : le facteur confessionnel en Syrie (Stéphane Valter)
- Le choix d’une démilitarisation brutale : le cas de l’armée irakienne Hélène Caylus
- État et armée aux Émirats arabes unis : les enjeux de la construction
d’une force militaire (Victor Gervais)
Varia :
Les
militaires à l’heure du multilatéral : enquête sur le positionnement
des officiers de l’École de guerre vis-à-vis du multilatéralisme (Marieke Louis)
Préface
Analyser les armées arabes dans une perspective sociopolitique
répond à plusieurs nécessités. La première est naturellement dictée par
l’actualité : les printemps arabes d’un côté, le drame syrien de l’autre,
les rapports de force qui se redessinent ailleurs enfin (comme dans le Golfe),
montrent le rôle tenu – ou non – par les forces armées dans des systèmes
politiques en transition pour les uns, en crispation autoritaire pour d’autres.
La deuxième nécessité était davantage structurelle, et c’est elle qui nous
avait amenés, voici plusieurs mois, à souhaiter un tel numéro de la revue Champs de Mars consacré aux armées
dans le monde arabe contemporain : il s’agit de palier à une lacune
sérieuse en la matière. La France, par rapport à certains de ses grands
partenaires internationaux, dispose de peu de travaux académiques sur ces
sujets. Plus généralement enfin et au-delà de seul monde arabe, il est
indispensable de retrouver une sociologie comparée du militaire, afin de mieux
appréhender les grandes questions incontournables en la matière : qui sont
les acteurs militaires aux différents niveaux de leur hiérarchie, comment sont
fabriquées leurs élites, quelles relations entretiennent-elles avec le reste de
la société, avec le système politique, avec leur interlocuteurs
extérieurs ?... La liste de ces problématiques n’est naturellement pas
exhaustive.
On ne peut donc que se réjouir de voir paraître sous la
direction de Flavien Bourrat ce travail qui marque indéniablement un renouveau,
d’autant qu’il rassemble pour l’occasion des experts confirmés et des jeunes
chercheurs au talent déjà largement reconnu. Le défi était pourtant ardu :
cette question de la place des armées dans le monde arabe comporte de multiples
entrées, théoriques aussi bien qu’empiriques, ainsi qu’un enjeu prospectif
majeur à un moment de l’histoire où toute conclusion risque d’être nécessairement
provisoire. Sur le plan strictement militaire, nous avons à faire, et les
auteurs le soulignent bien, à des acteurs largement différents d’un pays à
l’autre. De l’exception libanaise à l’inconnue irakienne ou libyenne, en
passant par l’évolution des piliers militaires que l’on trouve en Algérie, en
Egypte, en Syrie, ou par la construction d’un acteur de type original dans les
Emirats ou en Tunisie, l’équation prend des allures différentes, marquées tantôt
par les problématiques prétorienne ici, multiculturelle là, rentière ailleurs.
Ces armées ont néanmoins plusieurs points communs.
Citons-en simplement deux, par ordre chronologique. En premier lieu, et ce depuis
plusieurs années, les adversaires que la « rue »[1]
leur désigne ne sont plus à leur portée. l'Etat
hébreu, victorieux des guerres
israélo-arabes passées, est désormais hors d’atteinte d’une quelconque parité
stratégique, ce que nul acteur politique ne peut néanmoins admettre
publiquement, situation qui produit naturellement son lot de malentendus, de
frustration sociale et de schizophrénie
politique. Ensuite, ces armées se voient aujourd’hui rattrapées par l’épreuve
de la transition politique (pas encore forcément démocratique) et de sa
gestion. Donc par l’avènement déjà avéré ou probable à court terme de nouvelles
élites dirigeantes dont nous ne savons pas encore si elles seront monistes ou
pluralistes, pour reprendre une interrogation classique de la science
politique. c'est-à-dire si elles
constitueront un groupe homogène dont les membres partagent les mêmes codes et
sont en compétition pour les mêmes intérêts, où à l’inverse si elles donneront
lieu à une concurrence entre différents secteurs (élites militaires,
politiques, administratives, économiques, marchandes, sociales, culturelles…).
L’Egypte de Moubarak, la Tunisie de Ben Ali, étaient caractérisées par la
fusion croissante de ces élites, dans un système de confiscation où l’accès à
un type de ressource (économique ou administrative par exemple) passait
nécessairement par l’adoubement du pouvoir politique. Qu’en sera-t-il à
l’avenir ?
Les armées arabes vont devoir également se débattre dans un
certain nombre de dilemmes. Sortie du politique ou entrée en
prétorianisme : les armées arabes choisiront-elles de se replier sur
l’Aventin quitte à menacer d’en redescendre si besoin, ou bien de plonger avec
autorité dans l’arène politique quitte à s’y discréditer ? Bicéphalisme ou
accord implicite : l’armée, si elle souhaite jouer un rôle politique
majeur (le cas égyptien pourrait nous en offrir une illustration),
tentera-t-elle d’établir un partage clair et institutionnalisé des prérogatives
avec les forces politiques sorties des urnes (religieuses en l’occurrence), ou
plutôt un contrat ambigu où chacun, en attendant meilleure occasion, surveille
l’autre depuis sa ligne rouge dans un pacte tacite ? Les réponses à de
telles questions auront un impact majeur aussi bien sur la construction interne
de l'Etat à venir,[2] que
sur ses relations extérieures, dans un processus de linkage entre d’une part une microsociologie militaire subtile, et
d’autre part le comportement macro-politique international d’un régime donné. Le
jeu du commandement militaire égyptien entre cohabitation politique, pression
sociale et revendications populaires, déterminera en partie le rapport de
l’Egypte avec l’allié américain ou avec le voisin israélien, rapport qui en
retour agira sur l’opinion arabe et son expression d’exigences. Cette
« diplomatie militaire » en contexte arabe a montré toute son
importance dans les épisodes de l’année 2011. Si l’on s’interroge encore quant
au rôle réel de la diplomatie américaine sur la retenue des militaires à Tunis
et au Caire au moment de leur lâchage des deux régimes respectifs, on sait que
ce type de question se reposera : les partenaires extérieurs auront-ils
une influence sur les acteurs militaires du Proche-Orient en cas de nouvel
embrasement, à partir d’une déflagration israélo-iranienne par exemple ?
La sociologie a montré tout autant qu’elle était la clef
de nombreux basculements ou d’absences de basculement. Le refus par l’armée
tunisienne d’appuyer une police au demeurant mieux traitée qu’elle dans le
pays, le refus par l’armée égyptienne des consignes les plus extrêmes d’un
Hosni Moubarak en fin de course et qui essayait de lui imposer auparavant une
succession dynastique, précipitèrent les départs des deux raïs. Mais dans une Syrie marquée par des équilibres confessionnels
et communautaires plus complexes, la fusion entre la nature alaouite du pouvoir
baasiste et celle d’une partie des forces de coercition, expliquent à l’inverse
que le destin de ces dernières soit lié au destin du régime. Dans le Golfe, ce
sont encore les spécificités démographiques d’Etats sans nation qui expliquent
le recours indispensable à des forces privées que l’on songe aujourd’hui à
monter de toute pièce, avec des recrues étrangères certes sans compassion pour
des populations auxquelles elles n’appartiennent pas, mais également sans attachement
organique pour un régime qui n’est que leur employeur.
L’approche de ces questions est délicate, par définition
incertaine, mouvante, et le résultat auquel sont parvenus les auteurs de ce
volume en est d’autant plus remarquable. Nous ne sommes là qu’au début d’un
agenda de recherche dont la poursuite s’avérera stratégique. Nous savons que
cet agenda comporte des pièges nombreux. Ne pas parler de l’armée arabe comme
d’un corps monolithique, sous-estimant ainsi ses arcanes, ses tensions
internes, ou la complexité de sa composition sociale. Ne pas lire ses moindres
décisions comme celles d’un parti politique en quête de popularité à la veille
d’une campagne électorale permanente : ses logiques sont ailleurs, et
s’inscrivent dans une autre temporalité. Ne pas l’approcher à la lumière d’un point
de repère obsessionnel et obligé, qui multiplierait les fausses pistes :
la référence turque, en l’occurrence, si elle s’impose de par le précédent
qu’elle donne à voir en matière de transition marquée par une cohabitation
entre un parti religieux sorti des urnes et une armée jadis toute puissante,
n’explique pas tout pour autant dans un rayon de 5.000 km.
Ce numéro des Champs
de Mars, nous l’espérons, fera œuvre utile, aidant à la connaissance et à
la réflexion stratégique des deux côtés de la Méditerranée. Le chantier de
l’énigme militaire arabe, qui compte déjà ses pionniers, comme le démontrent
les riches bibliographies qui clôturent chacune des contributions présentées
ici, se voit rouvert désormais. Il était grand temps.
[1] Cette expression de
« rue arabe », dont les médias ont abusé, est lourde de simplisme,
parfois de mépris, en tout cas porteuse d’erreurs de jugement graves, comme l’a
montré la sous-estimation des dynamiques sociales qui ont mené aux printemps
arabes. On l’utilisera exceptionnellement ici, pour désigner la circulation de
clichés, croyances ou mots d’ordre peu sophistiqués, tels qu’on peut les
trouver dans différents Etats à des moments de tension politique, depuis la
Corniche du Caire, le quartier d’Achrafieh à Beyrouth ou la médina de Fès…
jusqu’à Saint Germain des prés, South
Kensington ou Columbus Circle.
[2] Nous connaissons le rôle
qu’a joué l’armée en la matière dans bon nombre de pays du Sud. Hors du monde
arabe et sur l’exemple pakistanais, voir A. Blom, Pakistan : Coercion and Capital in an Insecurity State, Paris Paper, n°1, IRSEM, 2010.
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