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Peut-il encore y avoir des stratégies nationales ?
Par Frédéric CHARILLON (directeur de l’IRSEM) et Frédéric RAMEL (directeur
scientifique de l’IRSEM)
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Peut-il
encore y avoir des stratégies nationales ? Poser la question ainsi, c’est déjà
admettre la possibilité d’une réponse négative, et par l’introduction du «
encore », laisser entendre qu’il fut un temps où les choses auraient été plus
simples. Ce temps a-t-il jamais existé ? Y a-t-il eu un « jadis » où le concept
de stratégie était plus clair qu’aujourd’hui, et où il pouvait se contenter d’être
national ? De nombreux internationalistes, à l’image de Robert Keohane et
Joseph Nye, nous avaient alertés depuis longtemps (dès les années 1970) sur les
contraintes de l’interdépendance et sur les vulnérabilités que celle-ci
générait. La littérature scientifique sur l’intégration régionale ensuite, puis
sur la globalisation, ont achevé de nous enlever nos illusions d’autarcie
possible. En soulignant la force des « dilemmes de sécurité » (où le
renforcement de l’un ne fait que donner des envies de course aux armements à l’autre),
en explorant la notion de « complexes de sécurité » (où les éléments d’un même
ensemble régional partagent les mêmes contraintes, qu’ils le veuillent ou non),
en exposant les joies… et les blocages d’une ambition européenne d’action
extérieure commune, de nombreux auteurs ont dépeint les limites nombreuses à l’établissement
d’une doctrine, d’une posture, d’une action qui seraient encore purement nationales. Dans cette optique, il y a déjà bien longtemps qu’aucune
stratégie n’est plus nationale
dans la mesure où elle doit tenir compte des
partenaires, des alliés, répondre à un contexte, s’adapter à des adversaires ou
à des menaces extérieures.
Mais
la question prend aujourd’hui un sens différent. Ce n’est plus la prise en
compte interactive de l’autre qui est en jeu – que cet autre soit ami ou
ennemi. Ce sont les moyens. Moyens budgétaires d’abord, après une crise économique
et financière qui oblige à repenser les synergies possibles, à gommer les
doublons, à imaginer des regroupements de forces. Moyens militaires et
diplomatiques ensuite, dans la mesure où les mieux dotés paraissent désormais
trop loin devant leurs suivants pour laisser à ces derniers d’autres options
que l’harmonisation avec leur leader. On pense ici, naturellement, à la
relation de l’Amérique avec la grande majorité des européens. La puissance
chinoise pourrait susciter le même entraînement auprès de plusieurs États
asiatiques. Moyens politiques enfin : la multiplication de défis, l’entrée en
force de la dimension sociologique dans la politique mondiale et dans le
conflit, les initiatives d’acteurs non étatiques de plus en plus variés (de la
firme multinationale à la nébuleuse terroriste en passant par le mouvement
politique ou religieux), rendent-ils tout État, quelle que soit sa puissance,
démuni face à cette profusion de défis, et réduit de ce fait à composer avec d’autres
partenaires ?
Avec
la modernité, l’État, devenu progressivement national au fil de l’Histoire,
était pourtant, depuis longtemps, le seul acteur politique pouvant prétendre à
une stratégie, au sens d’un recours à la force armée. Aujourd’hui, une telle
hypothèse fait débat. D’une part, la stratégie ne se limiterait plus à la
composante militaire dans le sens où elle intègre d’autres ressources et
surtout d’autres finalités (l’objet de la stratégie dépasse un théâtre d’affrontements
qui ne comprendrait que des soldats). D’autre part, l’État lui-même se voit
concurrencé par d’autres entités qui investissent également le terrain de la
guerre (l’objet de référence stratégique ne se restreint donc plus à l’État).
Cette
deuxième dynamique invite à penser autrement le rôle des États : ces derniers n’agissent
plus au nom de la protection de leurs intérêts définis en termes de contrôle d’un
territoire face à un autre ennemi étatique, mais selon les contraintes du
principe d’humanité qu’a insufflé le droit des conflits armés. Dans le cas
européen, cette transformation oblige également à redéfinir les États en tant
que sujet stratégique : l’action militaire de ces États ne peut plus être
envisagée sans prendre en compte le processus d’intégration supranational et
donc, d’envisager une autre identité stratégique.
Certains
analystes, académiques comme militaires - à l’instar du Général Bachelet -, n’hésitent
pas à qualifier cette tendance de « révolution copernicienne ». La raison d’État
qui offrit jadis une grammaire pour tous les décideurs s’étiolerait alors
progressivement. Mais une telle disparition, ou même une altération, peut-elle
être extrapolée à toutes les entités étatiques ? Les émergents, ou bien une
superpuissance comme les États-Unis, se heurtent-ils à cette même dynamique ?
En Europe, les États ont-ils déjà perdu leur marge de manoeuvre lorsqu’il s’agit
d’aborder les questions stratégiques ? Formuler de telles interrogations
signifie poser la « question ontologique » en stratégie, selon le Général
Poirier.