Penser l'influence
Voir l'ensemble du dossier dans la Lettre de l'IRSEM n°3 - 2013
Il n’est pas mauvais, à l’heure où l’on se
penche sur la nécessité de développer des politiques d’influence,
d’opérer un retour aux définitions. Dans le Lexique de science politique dirigé par Olivier NAY (Dalloz, Paris, 2011, 2e
édition), Johanna SIMEANT nous rappelle opportunément ces quelques
caractéristiques simples mais lourdes de conséquences lorsqu’on les
applique à l’international : l’influence, résume-t-elle, « désigne
certains processus de fabrication de l’obéissance et du consentement qui
ne reposent pas, en dernière instance, sur la coercition […]
L’influence s’appuie sur le capital de celui qui l’exerce, qu’il
s’agisse du capital social (réseaux) ou économique (capacité à
rétribuer) ».
Rien d’insolite à tout cela,
et pourtant au moins trois points essentiels : a) l’influence signifie
bien la capacité relationnelle d’agir sur d’autres (notamment par des réseaux), des autres qui n’auraient pas fait seuls ce qu’on les a poussés à faire (« processus de fabrication ») ;
b) l’influence est le contraire de la coercition, donc de l’utilisation
de la force, même si l’existence de cette dernière n’est pas absente ;
c) surtout, l’influence repose sur une capacité à rétribuer, à
récompenser, à faire comprendre à un acteur tiers qu’il est de son
intérêt de suivre une démarche précise, à la fois parce qu’elle est
opportune, parce qu’il en sera récompensé, et parce que celle-ci le
place du côté d’un autre acteur important. En d’autres termes,
l’influence sera fonction de la rencontre entre les ressources de
l’influenceur et l’utilitarisme (ou le réalisme politique) de
l’influencé. Soyons plus clair encore : pas d’influence sans capacités,
pas d’influence sans capital, politique ou autre. De quelles capacités
est-il question au juste ?
Définir les ressources de l’influence
Dans notre Cahier de l’IRSEM n°1, consacré en 2010 à l’influence française à Bruxelles, Frédéric RAMEL distinguait influence de position, influence de comportement, et influence de réputation.
La première peut correspondre à la présence structurelle d’un État dans
le système international (langue utilisée, nombre et localisation des
agents dans les OIG, poids de ces agents dans les décisions importantes,
dans la préparation de ces décisions, dans la communication sur ces
décisions…) ; la deuxième est celle qui permet, grâce à un savoir faire,
d’obtenir des résultats, des orientations (mise sur agenda, arbitrages,
adoption de réglementations…) ; la troisième correspond à la perception
par les autres acteurs d’une influence donnée, perception qui peut
d’ailleurs sous-estimer ou surestimer l’influence de position réelle, et
qui détermine l’intérêt que l’on peut avoir à la suivre.
Dans
tous les cas de figure, plusieurs leçons doivent être retenues. 1-
L’influence d’un État ne se décrète pas, mais s’entretient, se construit
sur le long terme, et sur des registres variés ; 2- Il n’y a influence
d’acteur que s’il y a conscience d’acteur : une influence
se construit à partir d’un centre de décision producteur d’une
politique assumée, elle n’est pas donnée ; 3- Il n’y a influence que
s’il y a volonté et stratégie d’influence, avec définition de priorités :
l’influence n’est pas synonyme de simple reconnaissance ni « d’autorité
naturelle », elle cible des objectifs, les classe, les poursuit, évalue
les résultats obtenus. Lorsqu’il s’agit d’un État, l’influence fait
bien l’objet d’une politique publique ; 4- Il n’y a influence que s’il y
a relais d’influence : l’influence est un processus
« top-down », qui détermine des grandes lignes d’un message à diffuser à
travers des réseaux – lesquels doivent donc exister, et être en état de
marche (think tanks, entreprises, personnes ressources…).
Questionner l’influence
Nous
en arrivons donc à la considération que le concept d’influence ne se
suffit pas à lui-même comme simple incantation. Il implique qu’on se
penche sur ses objectifs, sur ses moyens, sur sa mise en œuvre. Cela
suscite une autre série de questions.
En premier lieu, qu’attend-on de l’influence ? En attend-on la reconnaissance générale d’un statut ou d’un rang per se ?
(être considéré comme une grande puissance, comme un « État qui
compte », sans objectif plus précis ? On a souvent soupçonné la France
de ce « syndrome de classe » dans la société internationale). En
attend-on la possibilité plus utilitariste de faire partie des États qui
font les règles du jeu dans un certain nombre de champs précis,
comptant ainsi parmi les puissances structurantes du système
international, capables de formuler les normes et pratiques en vigueur,
et ainsi orienter ces dernières vers ses intérêts propres ? C’est alors
la vision de la « puissance structurelle » jadis théorisée par Susan
Strange, qui voyait quatre domaines clefs pour la transformation de
l’influence en puissance : sécurité (militaire), production
(industrielle), finance, et connaissance (S. Strange, States and Markets,
1988). C’est davantage le soupçon qui pèse traditionnellement sur les
États-Unis, capables en outre de transitivité entre ces domaines, et de
s’appuyer sur l’un pour conquérir davantage d’influence dans l’autre. En
attend-on enfin des avantages plus précis, plus ponctuels encore, qui
ne nécessiteraient pas une reconnaissance permanente, mais simplement la
possibilité d’agir sur des leviers sectoriels donnés, à un moment t,
pour obtenir satisfaction sur un dossier (remporter un contrat à
l’exportation par exemple) ? Il s’agirait dans ce cas d’une influence
« chirurgicale », par opposition à l’influence structurelle ou
permanente. Trois lectures de l’influence, trois cultures peut-être
aussi.
En second lieu, quelles sont les conditions à remplir pour exercer une influence ? Une croyance toujours vivace, chez bon nombre d'États, consiste à estimer que la première condition de l’influence demeure la présence.
Ainsi le réseau diplomatique français (deuxième du monde avec 162
ambassades fin 2012), couplé à la présence militaire mais aussi
culturelle (francophonie) et économique, est-il présenté comme un signe
d’influence. L’hypothèse est alors posée que l’influence procède d’une
permanence, elle-même facilitatrice d’intervention. D’autres font le
calcul que la présence institutionnelle ne garantit plus à elle seule
l’influence : ils préfèrent compléter par, ou sous-traiter cette
présence à, des relais qui vont du think tank à l’ONG (voir le papier d’Elodie Convergne dans le dossier de cette Lettre).
Les objections à ces deux équations ne manquent pas. La France est-elle
particulièrement influente en Amérique centrale du fait de sa présence
caribéenne ? Est-elle plus influente à l’échelle globale que la Chine
parce qu’elle compte davantage d’ambassades ? Les think tanks
suédois pourtant réputés (comme le SIPRI) font-ils de Stockholm un
acteur politique mondial incontournable ? La Chatham House et l’IISS de
Londres comblent-ils à eux seuls la réduction du format d’armée
britannique ?
Dans tous les cas, et au-delà
de la polémique, un point d’accord subsiste : l’influence est un
savoir-faire qui ne s’improvise pas. Elle nécessite une formation
spécifique des agents (à la communication, au multiculturel, à
l’interaction, à la logique de réseau) ; une veille sur les postes
d’influence à pourvoir et sur les viviers de personnes ressources
capables de les occuper ; une capacité à identifier ces postes dans des
lieux clefs (UE, OTAN, ONU…), qui le plus souvent résident moins dans
les postes prestigieux dont l’obtention a un coût politique, que dans
les postes « d’entrée-sortie » permettant d’agir en amont et en aval de
la décision ; du temps consacré à l’animation de réseaux et à procurer à
leurs membres des raisons d’y contribuer. Sans la mise en œuvre d’une
telle politique de A à Z, décréter que l’on doit avoir de l’influence
est bien illusoire.
De la spécificité de l’influence militaire
Doit-on,
dans ces considérations générales sur les mécanismes d’influence,
accorder une place particulière à la diplomatie d’influence militaire ?
Quatre mentions spéciales nous semblent utiles ici. 1- En premier lieu,
l’importance des réseaux d’influence propres au monde militaire doit
être soulignée. Les liens des militaires égyptiens et tunisiens, au
moment des premières révolutions arabes, avec leurs homologues
occidentaux, ont joué un rôle déterminant (sur ces questions, lire Hazem
KANDIL, Soldiers, Spies and Statesmen: Egypt's Road to Revolt, Londres, 2012 – ou notre Champs de Mars n°23 - 2012
sur « La place et le rôle des armées dans le monde arabe
contemporain »). Le dialogue entre responsables d’armées, le rôle des
formations militaires (productrices de réseaux sur lesquels il est
possible de mieux capitaliser), l’interaction qui peut se jouer dans des
processus aussi cruciaux qu’une réforme du secteur de sécurité (RSS),
sont autant de relations d’influence qui méritent d’être pensées (elles
le sont en partie), voire théorisées au sens d’une réflexion
systématique. 2- L’influence militaire a ses lieux précis, qui peuvent
parfois recouper les lieux politiques « civils » (bruxelles pour l’UE,
Washington, Londres…), mais aussi avoir leur cartographie propre,
formelle comme informelle. Cette cartographie, pour connue qu’elle soit
des militaires, mérite d’être reprise explicitement, pour y définir des
priorités et pourquoi pas des innovations. 3- Tout comme les acteurs
politiques et diplomatiques, mais sans doute plus encore au contact de
ce phénomène que ces derniers, les militaires se trouvent en
concurrence, sur le terrain de l’influence, avec des entités non
étatiques disposant de réseaux sociaux difficiles à contrer à l’heure de
la guerre au sein des populations. La « force du lien faible », les
solidarités communautaires transnationales dont la puissance dans
beaucoup d’états effondrés surpasse celle de l’allégeance citoyenne, des
médias au discours délibérément non-consensuel et affectif, donnent à
des mouvements, à des groupes ou à des milices optant pour l’éthique de
conviction, une panoplie d’outils d’influence difficiles à contrer pour
un acteur caractérisé par son statut de représentant d’un État
souverain, et tenu en cela par une éthique de responsabilité. Il
importe, là encore, de réfléchir encore et toujours à ce que peut
signifier le concept et la pratique de l’influence en ce contexte
précis. 4- Enfin, il importe de ne pas tenir l’acteur militaire à
l’écart des réflexions sur l’influence destinées aux acteurs politiques
et diplomatiques. Favoriser les aptitudes à la socialisation informelle
et à la mise en réseau, encourager l’intérêt pour le débat intellectuel
et scientifique de type think tank, sont aussi des priorités pour les
militaires. Connecter davantage encore les attachés de défense à
l’ensemble de la politique d’influence, par exemple pour l’accueil et la
valorisation de missions de conférenciers sur les questions
stratégiques, permettrait de tirer profit de leur compétence dans ce
domaine. Dans le cas des attachés de défense français, celle-ci est
avérée, et beaucoup d’entre eux, dans des contextes variés, ont
contribué à cette réflexion au cours de longues conversations : qu’ils
en soient remerciés chaleureusement ici.
L’influence
se définit soigneusement, mais elle ne se décrète pas. Elle se prépare
et s’entretient, mais ne peut tourner à vide. Elle a ses objectifs, qui
doivent être définis. Elle a ses acteurs, qui doivent être formés et
avoir des instructions. Elle a ses interlocuteurs, qui doivent trouver
de l’intérêt à se laisser influencer, et ses concurrents, qui tenteront
la surenchère. Elle se pense et s’adapte en permanence, dans une tâche
de longue haleine.