J-P. Filiu, Le nouveau
Moyen-Orient. Les peuples à l’heure de la révolution syrienne, Fayard,
Paris, 2013
Ce nouveau travail proposé par Jean-Pierre Filiu (après La Révolution arabe: Dix leçons sur le
soulèvement démocratique, en 2011, et Histoire
de Gaza, en 2012), se compose de trois parties distinctes. Un retour, par
l’historien qu’il est, sur l’histoire de la Syrie (p.19-110), suivi par une
chronique précise du drame actuel, décomposée en « saisons » de la
révolution jusqu’à la fin 2012 (p.111-278), et enfin une partie plus analytique
intitulée « l’heure des peuples » (p.279-356), le tout accompagné
d’annexes et de nombreuses notes.
On y retrouve trois marques de fabrique de l’auteur : la
puissance de travail, l’engagement et l’optimisme. Nul besoin de revenir sur le
premier point, connu et reconnu : la précision du déroulé, l’appareil de
notes, la première partie historique surtout, constituent ce qu’il est convenu
d’appeler dans l’université « une somme ». Engagement aussi :
l’auteur ne ménage ni le régime syrien, « Etat de barbarie » (d’après
l’expression de Michel Seurat), ni les faiblesses de la communauté
internationale à son égard (Kofi Annan est critiqué sans ménagement), et ses
atermoiements face à cette nouvelle guerre d’Espagne, avec laquelle le
parallèle est souvent établi, et dans laquelle on retrouve, en face, un autre
axe, qui va cette fois de Téhéran à Moscou avec Pékin comme compagnon de route.
Optimisme enfin car, tout comme il croyait en la renaissance arabe dans sa Révolution
arabe de 2011, Jean-Pierre Filiu persiste, dans ses dix leçons revisitées
deux ans plus tard en fin d’ouvrage, à croire à la victoire d’un camp éclairé
face à un régime « sapé, grignoté, refoulé », dans un pays où
« la disparition des services et des chabiha
rend une vie normale enfin possible » : « L’ancien régime est
mis à bas, […] voici venue l’heure des peuples », annonce-t-il dans
ses deux dernières pages. A l’heure où il a écrit ses lignes pourtant, et même
à l’heure où nous les lisons, le destin n’a pas encore tranché.
Incontestablement, l’ouvrage – au titre trompeur car ce
« Moyen-Orient » se concentre tout de même sur la Syrie – donne à
réfléchir, et l’on aimerait débattre pendant des heures avec l’auteur.
Reprenant les catégories de Bernard Rougier dans son Oumma en fragments (p.245), des trois figures du « combattant »
(nationaliste), du « jihadiste » (religieux et transnational), et du « résistant »
(pro-Assad et pro-iranien par anti-impérialisme), il situe l’opposition
syrienne dans la première famille, alors que beaucoup craignent une dérive vers
la deuxième, aidée en cela par des puissances extérieures du Golfe (par
ailleurs en concurrence entre elles sur bien des registres). Réaffirmant que
les Arabes ne sont pas une exception, il se montre optimiste encore sur les
processus politiques qui ont suivi les révolutions tunisienne, égyptienne,
libyenne : mais les troubles de 2013 n’assombrissent-ils pas le
paysage ? A juste titre, il relativise fortement l’opposition
sunnites-chi’ites, d’abord construction de certains régimes sunnites (voir
également la La Syrie de Bashar Al-Assad
de S. Belhadj, qui préfère insister sur l’alliance alaouites / sunnites) : mais
ce discours sur un hypothétique « axe chi’ite », à force d’être
performatif, ne devient-il pas prophétie auto-réalisatrice ? Il se réjouit
de la fin du culte du chef dans les nouveaux régimes arabes, avec un Morsi en
retrait ou un Ghannouchi en arrière-plan. Mais cette mise au second plan du
chef ne provient-elle pas d’abord d’un processus décisionnel et d’une
sociologie du pouvoir désormais plus opaques, où la figure de proue n’est plus
nécessairement le vrai décideur ? On le suit parfaitement, ailleurs, sur
le rôle de la jeunesse, la centralité jamais démentie de la question
palestinienne, ou encore l’importance toute relative des réseaux sociaux dans
les révolutions arabes, importance pourtant célébrée démesurément par la presse
occidentale. On apprécie particulièrement l’examen du système de politique
étrangère mis en place par les Assad avec ses piliers, notamment la carte
libanaise, la double alliance iranienne et russe, jusqu’à il y a peu l’argent
du Golfe, et la démonstration vis-à-vis de l’Occident du caractère incontournable
du régime baasiste (notons au passage que sur ces cinq éléments, trois – et
peut-être trois et demi dans certaines capitales occidentales – restent
d’actualité à l’été 2013).
Jean-Pierre Filiu est de ceux qui ont bien connu la Syrie et
veulent l’aimer encore, ou l‘aimer enfin. On lit, on apprend, on réagit, on
partage : mission accomplie, une fois de plus.
FCh