J-P. Chevènement, 1914-2014.
l'Europe sortie de l’Histoire ?,
Fayard, Paris, 2013
Il y a trois livres dans le dernier ouvrage de Jean-Pierre
Chevènement, et un seul fil rouge : l'Allemagne. Les trois livres
correspondent peu ou prou aux trois parties du plan. Le premier offre une
réflexion – passionnante – sur les origines de la Première Guerre mondiale. En
cette veille de commémorations, le souci de l’auteur est de ne pas voir le politiquement
correct occulter les leçons selon lui les plus centrales de ce premier suicide
de l'Europe que fut 1914. Première et seconde
guerres doivent être lues comme inséparables, la seconde étant le prolongement
de la première (et non de Versailles), qui eut des causes géopolitiques et non économiques.
Elle était (la Première Guerre mondiale toujours) évitable car due aux erreurs de
dirigeants médiocres, davantage qu’à une machine infernale attribuée tour à
tour au « système » des alliances, ou à la malédiction du nationalisme.
Pour ce premier volet, l’homme politique cultivé et curieux qu’est Jean-Pierre
Chevènement relit et commente le débat intellectuel sur les deux rives du Rhin,
discute la science politique (Thomas Lindemann) ou l’histoire (Georges-Henri
Soutou). Il relève les étrangetés de cette période, qui a vu notamment la puissance
montante prendre elle-même le risque de la guerre alors que le temps jouait
pour elle. Le deuxième livre est plus attendu. Intitulée « D’une mondialisation
l’autre », cette partie propose un panorama géopolitique qui donne l’occasion
d’une violente charge contre la construction européenne, le libéralisme, le
marché, la domination américaine. On retrouve là le Chevènement connu, qui
émaille toutefois son propos d’indices intéressants : l'Allemagne ne
nourrit plus de rêve de domination dont elle n’aurait d’ailleurs plus les
moyens, et le Sonderweg a vécu
(p.145) ; la situation de 2013, avec la montée en puissance de la Chine, n’est
pas comparable à 1913 et il faut donc se garder de tout parallèle hâtif, même
si la Chine d’aujourd’hui a en commun avec l'Allemagne d’hier une caste militaire
autonome et capable d’imposer sa vision au pouvoir politique ; enfin l’auteur
ne croit pas à une transition de puissance au bénéfice exclusif de Pékin, qui
connaît trop peu le monde et que le monde connaît trop peu. La troisième partie
enfin, propose des pistes pour sortir de l’impasse. Outre les provocations d’usage
qui ne manqueront pas de faire débat (« une politique européenne à la
Laval », p.204, l'Europe « Titanic », ou la Grande-Bretagne refusant
d’être « un Land » de l'Allemagne), l’ouvrage soutient l’idée de la
sortie de l’euro pour les pays sud-européens en difficulté (option déjà émise
par H-W. Sinn en 2012), et plus exactement le retour à une monnaie commune
plutôt qu’unique. Déplorant le décrochage français pour lequel on ne saurait
incriminer l'Allemagne, il préconise finalement un retour à l'Europe des
nations à la De Gaulle, fondée sur un tandem franco-allemand retrouvé, mais qui
saurait enfin se parler franchement.
La hantise du déclin n’est pas nouvelle pour l’homme politique
(La France est-elle finie ?, s’interrogeait-il
en 2011), ni celle de la relation franco-allemande (France Allemagne : parlons franc, 1996). l'Allemagne de Jean-Pierre Chevènement,
grande Suisse mais petite Chine (par sa politique extérieure presque exclusivement
commerciale), est bien au cœur du processus européen, dont elle s’éloigne
pourtant, en se tournant de plus en plus vers les grands émergents qu’elle
ménage au point de refuser de soutenir Paris et Londres dans l’affaire libyenne
de 2011. Là se trouve tout le paradoxe : l'Allemagne finit par se
désintéresser elle-même de cette Europe qu’elle a contribué à affaiblir en lui
imposant ses méthodes, à force d’avoir réussi à la dominer par la monnaie. Et
la France, avec qui la parité n’est plus qu’une chimère, n’a d’autre choix que
de reparler à l'Allemagne pour sauver l'Europe, et empêcher cette dernière
comme elle-même de sortir de l’Histoire. Reste à savoir si, outre Rhin, la préoccupation
est la même, et si l’élément français de ce tandem conserve la même centralité.
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