Editorial de la Lettre de l'IRSEM n°8-2013
Quelles conditions
devront être réunies pour une intervention réussie dans les années qui
viennent ? De quelle marge de manœuvre une puissance de la taille de la
France (ou de ses principaux partenaires européens) dispose-t-elle pour réunir
ces conditions ? Se pencher vers l’évolution du concept aussi bien que du contexte
de l'intervention au fil des dernières années, permet de mesurer tout ce qui a
changé en la matière.
Les définitions
académiques classiques de l'intervention stipulaient que cette dernière renvoyait
à « l’application directe et coercitive de la force militaire dans le
cadre d’un conflit interne afin d’en modifier le cours et l’issue » (N.S.
McFarlane, intervention in Contemporary World Politics, Oxford
University Press, Oxford, 2002). Mais chacun sait que le contexte stratégique
post-bipolaire a modifié considérablement les paramètres, parfois en plusieurs
étapes. Roland Dannreuther (international Security, Polity
Press, Cambridge, 2013 – voir notre Livre
du mois) identifie ainsi trois
périodes distinctes depuis la fin des années 1980 : a) une période
d’espoirs déçus sur la possibilité d’interventions nombreuses et consensuelles (1988-94),
qui s’est achevée par le quadruple échec Angola – Somalie – Bosnie –
Rwanda ; b) une période marquée par le renouveau de l'intervention (1995-2001),
qui vit le remplacement de l’ONU par l’OTAN, et la réconciliation entre les
deux impératifs humanitaire et stratégique, autrefois considérés comme opposés,
avec notamment les épisodes de la Sierra Leone, du Timor, de la RDC ou du
Kosovo) ; c) la période actuelle, qui vit le débat voire le doute – donc
le pragmatisme – s’installer, depuis le 11 septembre 2001 jusqu’aux
considérations actuelles sur la Syrie, en passant par la Libye, le Mali ou la
Centrafrique.
Cette période dans
laquelle nous sommes toujours inscrits, est marquée par au moins trois traits
: 1- le retour en grâce de l'intervention
unilatérale ou lancée par un petit nombre d'Etats, notamment pour des raisons
d’efficacité et de réactivité ; 2- la montée en puissance d’un défi non militaire
en aval et de long terme : la reconstruction d'Etat faillis, qui
pose la question du staying power bien
plus que du fire power ; 3- l'élargissement
croissant d’un fossé entre pays développés du Nord, principaux
« fournisseurs » d’intervention, et grands émergents du Sud, opposés
à cette culture stratégique ou à cette perception de l'intervention vertueuse, au
nom de la souveraineté. Nous verrons probablement se développer les échelles
d’attitudes et se complexifier les comportements politiques internationaux à
l’égard de cette question. A ce stade, nous pourrions faire l'hypothèse d’au
moins quatre comportements possibles, dont trois seulement sont favorables à l’intervention.
1- Des Etats favorables à des interventions ponctuelles, précises et à haute
valeur ajoutée en termes de savoir faire, de préférence concertées ou adoubées
par la communauté internationale, qui de fait rehaussent ou confirment leur
statut de puissance responsable dans la société internationale, et par ailleurs
réconcilient à leurs yeux intérêts nationaux, intérêts partagés au nom du bien commun,
et défense de certaines valeurs. Les interventions françaises récentes
illustrent sans doute cette tendance. 2- Des Etats ouvertement opposés à l'intervention
par principe (au nom de la souveraineté), par culture stratégique (méfiance vis-à-vis
de ce qui est perçu comme une immixtion, croyance faible en la sincérité de l'intervention
au nom des valeurs, vue comme un « faux nez » de la Realpolitik, etc.), ou par calcul
(crainte que ces valeurs puissent être un jour mobilisées contre leurs propres
pratiques). On reconnaît pour l’heure l’attitude d’un certain nombre de puissances,
par exemple sur le dossier syrien ;
3- Des Etats ou plutôt des responsables politiques opposés à l'intervention
au nom du réalisme : c’est l’attitude de type « we have no dog in
this fight », qui engage à la plus grande prudence avant de se lancer dans
une aventure dont l’effet final recherché ne fait pas l’unanimité, ou dont la
liste des participants demeure imprécise. Les Etats-Unis ont connu cette phase
après la Somalie. L’argument est avant tout militaire (crainte de
l’enlisement) et politique (crainte de l’isolement). 4- Enfin, et c’est sans
doute là le cas le plus intéressant, émerge peut-être une quatrième catégorie
d’attitude : l’opposition à l'intervention par souci de ménager une
clientèle qui y est elle-même hostile, soit pour les raisons que nous avons
déjà évoquées lorsqu’il s’agit des grands émergents, soit pour des raisons liées
à un profil bas en matière de politique étrangère (ne pas souscrire à une intervention,
de peur d’être sollicité pour y contribuer économiquement). Dans le premier
cas, il peut donc s’agir d’une opposition de principe à l'intervention pour des
raisons commerciales. Dans le second, il peut s’agir de se constituer une
clientèle politique à dominante de profil bas (sinon neutre ou pacifiste), par
exemple au sein de l'Union Européenne.
On voit ainsi les défis
qui s’annoncent pour une puissance comme la France, partisane à l’heure
actuelle, sur plusieurs exemples récents, de l'intervention au nom du principe
de responsabilité. Parmi ces défis : s’assurer des moyens militaires et économiques
suffisants, avec le soutien de partenaires, pour atteindre les objectifs
fixés ; ne pas se laisser enfermer dans l’image d’une puissance
« agitée » ou imprudente, là où d’autres joueront ouvertement (et par
contraste) la carte de la puissance tranquille misant davantage sur la
continuité dans la prospérité ; ne pas s’aliéner à long terme les puissances
émergentes (donc les marchés émergents), avec lesquels il convient naturellement
de dialoguer intensément. Au final, une bataille s’engage sur l’attribution du
label de puissance responsable, entre les puissances estimant que l’éthique de
responsabilité se trouve bien, parfois, du côté de l'intervention, et les puissances
estimant au contraire que cette intervention relève de l’aventurisme.
Attendons-nous à une bataille du storytelling,
y compris entre proches partenaires.
Frédéric Charillon
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