Cinq défis
conceptuels pour 2014
Interlocuteur, asymétrie, staying power, échelles de système et polaritéEditorial de la LETTRE DE L'IRSEM n°1 - 2014
L'année 2013 a été marquée par des événements
nombreux, sur lesquels les annuaires stratégiques français comme anglo-saxons
se sont déjà penchés. On retrouve dans cette année écoulée des confirmations de
tendances déjà perçues les années précédentes : la France, puissance
interventionniste (en Centrafrique après la Libye et le Mali), et en pointe de
l'intransigeance sur plusieurs dossiers (Syrie, Iran) ; la Chine puissance en
essor, abordant avec une nouvelle équipe dirigeante une phase supplémentaire de
son affirmation de soi ; la Russie décidée à jouer entre tous les interstices
(de l'affaire Snowden à la Syrie) pour regagner une image de puissance, et par
ailleurs une influence sur son ex-étranger proche (comme en Ukraine, après la
Géorgie) ; une Afrique qui peine à se stabiliser ; une Corée du Nord toujours
moins contrôlable. On y trouve également des interrogations déjà pendantes
précédemment, et restées sans réponse : quelle équation pour la puissance
américaine, toujours dominante mais moins que jamais omnipotente, cherchant à
concilier redéploiement (asiatique) et maintien (au Proche Orient), fidélité aux
alliés traditionnels (Europe, Israël, partenaires asiatiques...) et coups
d'audace diplomatiques (vers l'Iran par exemple) ? Quelle posture stratégique
pour les grands émergents comme l'Inde, le Brésil, demain l'Indonésie ou le
Mexique, dont on attend toujours une affirmation politique internationale plus
'extravertie', à la mesure de leur poids économique et démographique ? Quel
réveil politique et militaire pour l'Europe ? Enfin, des indices de
basculements possibles ou au moins de changements de paramètres, se sont fait
jour. Un Japon décidé à ne pas jouer les second rôles face à la Chine, au
risque de la tension régionale et de l'embarras de son protecteur américain ;
une Turquie au pouvoir plus crispé, prompt à évoquer le complot étranger ; un
monde arabe qui a tourné la page des printemps, négociant dans l'épreuve de
force et peut-être le chaos le maintien ou retour au pouvoir d'acteurs
traditionnels (Syrie, Égypte) ; et bien entendu un Iran qui oblige la
communauté internationale - mais sans certitude – à se poser la question des
conséquences de son retour éventuel dans le grand jeu diplomatique.
Ces évolutions posent bien sûr, pour la nouvelle
année qui commence, des questions factuelles, des interrogations prospectives
sur la persistance ou non des tendances ainsi esquissées, région par région. Mais
l’avenir exige également des clarifications conceptuelles, ou au moins des
réflexions à mener, qu'il vaut mieux ne pas repousser indéfiniment.
1- L'une des réflexions les plus urgentes porte
sans doute sur la notion d'interlocuteur. Estime-t-on, dans un retour
assumé à la Realpolitik, qu'il est nécessaire de parler sans condition
avec tous les acteurs dont le poids politique est avéré sur un dossier donné,
ou à l'inverse qu'il importe de définir ceux qui constituent, seuls, des
interlocuteurs acceptables, et sur quels critères ? L'administration Bush, au
début des années 2000, avait fait le second choix, l'administration Obama
semble être tentée par le premier. Il est important de se mettre d'accord au
moins entre alliés sur cette question, pour aborder l'après Karzaï en
Afghanistan, la suite du processus syrien, l'équation palestinienne ou même,
qui sait, l'Egypte qui vient.
2- Un deuxième concept doit être revisité
d'urgence : celui d'asymétrie. Passé le triple constat que les nouvelles
batailles mettent aux prises des protagonistes aux moyens différents, que la
plupart du temps les moyens matériellement supérieurs appartiennent à des
armées d'Etats et les moyens inférieurs à des groupes plus informels, et qu'au
final les seconds rendent la tâche des premiers pour le moins difficile sur le
terrain, que savons-nous ? Que l'implantation locale, l'équation sociologique
et le discours militant de la 'nuisance' est en mesure de compenser la
supériorité logistique de la 'puissance'. Que face à cette configuration,
l'issue est davantage dans une combinaison militaire-politique que dans
l'usage pur de la force. Que l'asymétrie doit donc être gérée et contournée, et
non comblée dans des spéculations qui voudraient que la solution réside dans x
hommes pour n habitants ou mètres carrés. Que la mobilité et le
savoir-faire, alliés à l'action collective avec un choix judicieux des
partenaires, y compris non étatiques, sont des clefs pour à la fois défaire
militairement la nuisance, la couper de ses appuis locaux, et l'empêcher de
gagner la guerre du récit. Plus facile à dire qu'à faire, bien évidemment, a
fortiori depuis un bureau parisien. Mais il importe de sortir de la phase de
fascination pour l'asymétrie en se posant la question de savoir comment la
concurrencer dans ce qui fait ses atouts principaux : la mobilité dans la
bataille, la géométrie variable de ses configurations qui n'hésitent pas à
combiner provisoirement des acteurs de natures différentes, l'adhésion de
populations séduites par un message d'engagement plutôt que par des principes
abstraits. L'opération malienne semble, à l'heure où nous écrivons, présenter
quelques leçons sur lesquelles il est possible de capitaliser.
3- Dans le prolongement de la réflexion
précédente, il sera sans doute bénéfique de définir les conditions, en 2014,
d'un staying power réussi. On entend par staying power cette
capacité à aborder la phase qui suit le fire power, et fait de la force
d'intervention initialement victorieuse une cible immobile, transforme le
sauveur en occupant, la supériorité du feu au combat en infériorité
sociologique sur le terrain, et qui enferme la puissance intervenante dans le
dilemme 'action à perte ou engrenage'. Action à perte car le départ (qui
naturellement règlerait le problème des dangers du maintien sur le terrain)
signifie aussi le retour inévitable des forces que l'on avait défaites.
Engrenage car le choix du maintien peut signifier perte de sens de la mission,
multiplication des défis, vulnérabilité militaire accrue, et perte de
légitimité politique probable. Plusieurs pistes de réflexion existent sans
doute, comme la prise en charge collective et à tour de rôle du staying
power pour éviter la stigmatisation d'un seul acteur, ou encore la prise de
relais par des forces régionales. Mais il est bon, là encore, de réfléchir à
cette question, dans des perspectives centrafricaines ou autres.
4- Un quatrième concept pourrait éclairer bon
nombre de recompositions à venir : celui d'échelle de système. Pour être
plus clair, à quelle échelle une configuration unissant les acteurs dans un
fonctionnement commun fait-elle système ? Nous avons hérité de la période
bipolaire l'idée d'un système international, producteur des mêmes règles du jeu
(celle de l'affrontement américano-soviétique) pour l'ensemble de la planète. L’échelle
du système était alors l’échelle globale. Nous avons constaté ensuite que la
tentative européenne de construire un système à échelle cette fois régionale
pour ses États-membres consentants, n'était pas reproduite ailleurs, voire ne
s'implantait pas sur le Vieux continent lui-même au moins sur le plan des
affaires stratégiques. Nous sommes entrés aujourd'hui dans une compétition des échelles pour
l'imposition de systèmes : compétition en Asie, entre la Chine qui voudrait
'asiatiser' autour d'elle un système valant pour la Mer de Chine et dans lequel
elle serait centrale, les États-Unis qui souhaitent élargir à l'échelle
pacifique un autre système (TPP) dont l'avantage principal serait justement de
re-marginaliser l'Empire du Milieu, et d'autres puissances encore qui évoquent plutôt
une zone "indo-Pacifique" pour les unes, centrée plutôt autour de
l'Asean pour d'autres, afin de se remettre dans le jeu. Compétition encore, en
Amérique du Sud, entre les nombreuses variantes de la construction régionale
américaine, pan-américaine, bolivarienne ou autre, dont l'enjeu est toujours de
trouver la bonne échelle permettant de repousser les puissances gênantes ou
d'intégrer les alliés. Compétition
demain sans doute entre les échelles méditerranéenne, arabe, proche-orientale
ou golfique de la zone Afrique du Nord Moyen-Orient, en fonction des intérêts
politiques en présence. Le choix de l’échelle dans les stratégies extérieures,
au moins la bonne lecture de celles-ci, seront demain des éléments
déterminants. La France, qui s'est promis de redevenir un acteur en Asie,
doit-elle jouer la carte de l'Asean (par exemple dans l'ADMM+), de l'APEC, d'un
espace 'indo-pacifique' ? Faut-il insister demain, en Afrique, sur l'unité du
continent, la spécificité subsaharienne, le complexe de sécurité du Sahel ?
5- Enfin - mais c'est peu de dire que la liste est
provisoire - il convient de s'interroger plus avant sur un concept de polarité
fort malmené depuis la fin de la guerre froide. Non plus, cette fois, dans
une perspective globale qui gloserait sur le caractère 'apolaire' d'un monde
désormais sans repères, 'unipolaire' car toujours dominé par les États-Unis,
'multipolaire' car à l'aube de l'émergence de pôles européen, chinois, indien
ou autres, ou encore 'rebipolarisé' par la force du 'G2' formé à par Washington
et Pékin. Ces débats ont mobilisé beaucoup de revues universitaires pour des
résultats que nous qualifierons d'incertains. Interrogeons-nous plutôt
désormais sur la possibilité de polarités à l’échelle régionale, qui
détermineraient à la fois les interlocuteurs incontournables, les systèmes de
valeur ou les offres de sécurité en compétition, les acteurs clefs des sorties
de conflit ou des médiations, dans un complexe de sécurité donné. L'Europe
fonctionne-t-elle suivant une tri-polarité France – Allemagne -
Grande-Bretagne ? Sur une bipolarité France – Allemagne ? Doit-on
prendre acte, pour travailler à la sécurité africaine avec les Africains, de
l’existence de pôles sur ce continent, comme par exemple le Nigéria et
l’Afrique du Sud ? Y a-t-il une nouvelle bipolarité asiatique qui serait
sino-américaine ? Y a-t-il multipolarité entre Chine, Inde, Japon et Etats-Unis ?
Y a-t-il unipolarité brésilienne en Amérique du Sud ou tri-polarité Etats-Unis
– Mexique – Brésil sur le continent américain ? Y aura-t-il une polarité
arctique demain ? La question, à vrai dire, est moins de spéculer le
nombre de pôles ici ou là, que de savoir s’il est souhaitable d’encourager ces
nouvelles structurations polaires dans un mouvement qui ne serait pas sans
rappeler les ‘Etats pivots’ ou les ‘gendarmes régionaux’ de la guerre froide,
ou s’il faut au contraire soutenir les Etats qui s’y opposent (comme ces pays
d’Asie du Sud-Est qui refusent de se trouver dans un choix régional impossible
entre Pékin et Washington).
Ces réflexions n’excluent pas un retour permanent
sur les grands fondamentaux que sont les mutations rapides des concepts de puissance,
de sécurité, de paix et de bien d’autres encore. Mais leur non prise en compte,
au vu de l’agenda 2014 qui s’annonce, exposerait dangereusement les politiques
qui souhaiteraient s’en dispenser.
Frédéric Charillon