On beaucoup insisté ces dernières années, à juste titre,
sur la fin possible des guerres majeures (J.E. Mueller, Retreat from Doomsday: The Obsolescence of Major War, 1990 ; N.
McDonnell, The End of Major Combat
Operations, 2010 ; F. Ramel (dir.), La fin des guerres majeures, 2010). Les situations syrienne et
désormais ukrainienne, les tensions en Mer de Chine ou dans la péninsule
coréenne, nous amènent à nous interroger aujourd’hui sur le possible retour des
crises majeures, au sens de crises
internationales interétatiques pouvant dégénérer en conflit. Que nous disent
les définitions de sciences sociales sur la notion de crise ? Comment ces
définitions nous aident-elles à lire les crises actuelles et à mesurer leur
intensité ? Quelles recommandation pour l’action est-il possible d’en
tirer ?
La notion de crise renvoie d’abord à l’idée de
« perturbation, de dysfonctionnement, dans le fonctionnement normal d’un
système », et à celle de « rupture d’équilibre qui provoque une
tension » (G. Hermet, B. Badie et al., Dictionnaire
de la science politique, A. Colin, 1994). Nous savons par ailleurs que les
sciences sociales distinguent deux grandes familles de crises :
celles qui émanent d’un changement rapide mal vécu par certains acteurs (les
crises de modernisation par exemple), et celles qui à l’inverse sont
déclenchées par l’immobilisme, lorsque un système politique n’est plus en
mesure de répondre aux demandes croissantes qui lui sont adressées. Dans les
deux cas, la crise est la définition d’une situation qui ne peut trouver de
règlement que par une modification définitive du système, le retour à
l’équilibre antérieur étant devenu impossible. Entre ces deux approches, nous
trouvons la théorie de la frustration relative (animée par Robert K. Merton, ou
en France par Raymond Boudon, mais particulièrement intéressante chez Ted Gur, Why Men Rebel, 1970), qui voit poindre
la crise lorsque un écart négatif se fait jour « entre ce qu’un [acteur] se
considère comme en droit d’attendre [de la société dans laquelle il vit], et ce
qu’il reçoit effectivement ». Plus porté vers l’analyse des sociétés
internes, Lucian Pye (entre autres Aspects
of Political Development, 1966) évoquait quant à lui cinq idéal-types de
crises : a) la crise d’identité (disparition des valeurs et symboles qui
ont forgé une identité commune) ; b) la crise de légitimité (lorsqu’un
système ne fait plus autorité car il n’est plus légitime) ; c) la crise de
participation (qui peut occasionner la sortie du politique et le passage à
la violence) ; d) la crise de distribution (des ressources et des pouvoirs au
sein d’une société) ; e) la crise de pénétration, ou résistance au
renforcement de l’interventionnisme de l’autorité centrale.
Réconcilier ces analyses sociologiques avec les analyses internationales
s’avère hautement utile. En redécouvrant les mécanismes sociaux (intégration,
exclusion, frustration, reconnaissance…) dans une communauté internationale
devenue société mondiale, en sortant du seul rapport de force militaire ou
économique pour réintégrer les valeurs, les symboliques ou les aspirations des
acteurs, en admettant l’idée que les Etats eux-mêmes sont perméables à ces
processus, nous découvrons des hypothèses de travail que la seule approche par
le rapport de force entre monstre froids, la théorie des jeux ou le paradigme
de l’acteur rationnel, ne permettait pas d’appréhender. Admettons un instant
que les cinq types de crise de Lucian Pye soient réunis avec une force
particulière en 2014, que la frustration relative de Ted Gurr soit à l’œuvre et
explique « why states rebel » ;
qu’en effet, le retour à l’équilibre antérieur soit devenu impossible dans un
système international qui ne permet plus de répondre aux attentes qui lui sont
adressées. Nous avons alors des relations internationales marquées par :
a) une mondialisation perçue comme
destructrice d’identité et non comme rapprochant les peuples (crise
d’identité) ; b) des institutions
internationales perçues comme armes de domination des plus puissants et non
comme organes d’aide ou de régulation (crise de légitimité) ; c) des
acteurs qui estiment dès lors qu’il est plus
rémunérateur politiquement de braver cette mondialisation et ces
institutions, que d’en accepter les règles (crise de participation) ; d)
une stratégie de sortie du politique
d’autant plus populaire que la loyauté vis-à-vis de ces règles,
« thérapies de choc » ou autres processus de paix n’avaient pas
apporté d’améliorations visibles (crise de distribution), voire a été
ressentie comme humiliante (B. Badie, Le
temps des humiliés, 2014) ; e) d’où une résistance accrue aux autorités mondiales autoproclamées ou aux
acteurs qui se réclament du droit international, d’une règle globale, ou d’un consensus.
Nous voyons là le boulevard qui s’ouvre
pour le populisme, la provocation, la démonstration de « virilité
internationale », comme réponses à un sentiment de frustration
relative (ou sentiment de ne pas se voir accorder le statut, ou le
traitement, qui nous reviendrait de droit). En d’autres termes, le contexte
international, lu au prisme d’une approche plus sociologique, s’avère hautement propice à de nouvelles crises
majeures : la perception d’un manque d’intégration ou de
reconnaissance de la part plusieurs populations mais aussi de la part de
plusieurs Etats, favorise le jusqu’auboutisme. La nouveauté étant que ce
mécanisme que l’on connaissait sur le plan interne (le processus
révolutionnaire), et qui explique encore plusieurs soulèvements récents (arabes
entre autres), se transfère désormais sur le plan international. Braver le
consensus occidental, sa rhétorique ou ses relais (ou tout ce qui est ressenti
comme tel), peut apparaître hautement rémunérateur, avant-hier pour les leaders
du Sud (de Nehru à Nasser), hier pour Hugo Chavez ou Hassan Nasrallah,
aujourd’hui pour Vladimir Poutine. D’autant plus que les acteurs garants de ce
consensus sont perçus (sans doute un peu vite) comme en déclin : le jeu
consiste donc à tenter de démontrer leur faiblesse face à la détermination de
la force brute. George Bush senior avait vu, après l’invasion du Koweït en
1990, l’urgence qu’il y avait à répondre immédiatement à cette déviance par la
construction d’un semblant de consensus international appuyé sur une
détermination diplomatique et une démonstration de sa force. L’affaire est
beaucoup plus compliquée désormais, comme la situation ukrainienne le montre
après la Syrie.
plusieurs prises de conscience
s’imposent donc pour éviter les scénarios du pire. En premier lieu, admettre l’existence de ces mécanismes sociologiques
décrits plus haut : Vladimir Poutine n’est pas un simple « joueur
d’échec » isolé dans un jeu de stratégie entre confrères, comme pouvaient
l’être les puissants au Congrès de Vienne en 1815. Il est à la tête d’une
société toujours choquée par sa perte de statut de superpuissance de 1991, et sa
gestion brutale de la crise ukrainienne (après la crise géorgienne), lui vaut
une popularité record dans son pays. Toute sortie de crise en Ukraine passe
nécessairement par la capacité à s’adresser à cette société russe, comme à
toute société tentée par le discours de sortie de consensus. Il s’agit donc,
ensuite, de traiter pleinement cette dimension sociale (sorte d’
« approche globale » diplomatique), en proposant à la société qui a à
sa tête un fauteur de trouble, davantage d’intégration et de reconnaissance, et
non pas la promesse de plus d’isolement, de moins de reconnaissance encore.
Enfin, il s’agit de faire en sorte que
la sortie du politique ne soit pas payante, ce qu’il n’est pas facile
d’appliquer sans entrer en contradiction avec le point précédent. Promettre à
une société de (re)trouver toute la place qui est la sienne dans le monde et
dans l’Histoire, s’avère toujours plus payant que de menacer de « punir,
ignorer ou au mieux pardonner » (comme on le promettait respectivement à
la France, l'Allemagne et la Russie après la crise irakienne de 2003). Mais
laisser impunie la transgression de principes fondamentaux de stabilité, s’avère
dangereux dans tout ce que cela envoie comme signal de faiblesse et dans tout
ce que cela engendre comme perte de crédibilité. Nous voyons, dans l’affaire
ukrainienne encore, à quel point la marge de manœuvre est étroite. Les
Etats-Unis et leurs alliés européens tentent d’opposer au fait accompli
militaire russe une contrainte globale resserrée des règles de la société
mondiale, qui rendrait désormais ce type de pratique trop coûteuse
politiquement et économiquement. Selon que cette tentative (et sa détermination
collective) réussira ou pas, la politique menée par Vladimir Poutine en Ukraine
apparaîtra comme une provocation d’un autre âge, ou au contraire préfigurera le
retour des crises majeures faites d’un cocktail explosif : préemption territoriale
par la force, retour des sphères d’influences, politique des nationalités (dont
la protection incombe à la « mère patrie »).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire