Logiques impériales
(éditorial de la Lettre de l'IRSEM n°3-2014)
Les relations internationales sont-elles entrées dans une
phase post-westphalienne ? La question se pose notamment au regard du
comportement de certains Etats, comme la Chine et la Russie, semblant se
détacher du jeu de coopération globale rêvé par les libéraux depuis la fin de
la guerre froide, pour se replier vers des rapports de forces concernant
d’abord leur voisinage direct. Ces comportements relèvent-ils véritablement,
comme on le répète à l’envi dans le débat public, d’un retour à des logiques de
« jeux d’échec » ou de jeux à somme nulle, identiques aux habitus
bipolaires de la guerre froide ? Nous explorerons une autre hypothèse ici,
qui nous semble plus pertinente : celle d’un retour aux logiques
impériales, cette fois au sens traditionnel du terme, et non plus au sens
étendu d’un « empire américain », ni même d’un « impérialisme
colonial ». Quelles seraient les caractéristiques d’un tel retour à la
logique impériale d’action extérieure, et quelles en seraient les conséquences stratégiques ?
La littérature académique sur la notion d’empire est vaste
(pour une revue des travaux les plus classiques, voir M.W. Doyle, Empires, Cornell University Press,
1986). Il en ressort plusieurs points. En premier lieu cette littérature nous
rappelle que l’empire est une relation
qui peut être formelle ou informelle entre un centre dominant et une périphérie
subordonnée, laquelle peut s’exercer soit par la force, soit par la
collaboration, soit par la dépendance sociale, économique ou culturelle (D.
Battistella, P. Vennesson et al., Dictionnaires
des relations internationales, Dalloz, 2012). Ensuite, plusieurs facteurs
favorisent l’établissement d’un lien de type impérial : la volonté
expansionniste des dirigeants de l’entité centrale, l’attitude favorable d’une
partie de la périphérie à un lien de dépendance vis-à-vis du centre, l’inégale
répartition de la puissance entre le centre et la périphérie. Enfin,
l’existence d’un lien de type impérial génère auprès des acteurs politiques des
mythes ou des croyances propres (J. Snyder, Myths of Empire, Cornell University Press, 1991). Bien plus qu’un
Prince moderne situé dans une logique de souveraineté nationale, l’Empereur est
par exemple prompt à croire à la théorie des dominos (les gains ou pertes de
territoires sont cumulatifs, et la perte d’un élément est d’autant plus grave
qu’elle entraînera d’autres séries) ; ce même empereur est également plus
perméable à l’idée que la meilleure des défenses c’est l’attaque, sensible
qu’il est, encore une fois, à la dimension territoriale et donc à l’encerclement
possible ; enfin, l’Empereur a tendance à surestimer sa capacité de
dissuasion et la faiblesse de son adversaire (Snyder mentionne à cet égard Mao
et le « tigre de papier » américain).
A la lecture de ces quelques rappels, comment ne pas songer
à l’attitude russe en Ukraine, ou à l’attitude chinoise en Mer de Chine
Méridionale ? La prise au sérieux de cette hypothèse impériale se trouve
renforcée par les discours récents des acteurs eux-mêmes – voir le discours de
Vladimir Poutine du 18 mars 2014, et le Laboratoire
de l’IRSEM n°22, E. Morenkova, Les
principes fondamentaux de la pensée stratégique russe). Concrètement,
quelles leçons en tirer ? En premier lieu, il importe de décrypter
convenablement les attitudes internationales dérivées de ces logiques
impériales. Elles ne constituent, on l’a dit, ni un retour à la logique de jeu
à somme nulle, ni à la grammaire de la guerre froide, mais se situent davantage
sur le plan de la reconnaissance, aux frontières comme dans le reste du monde, d’un
lien de subordination. Il s’agit davantage de faire reconnaître des aires
culturelles aux leaders naturels (le « monde russe », le « monde
chinois », mais aussi peut-être ailleurs, demain, le « monde
indien », turc ou d’autres), que de s’emparer d’une case de l’échiquier. Dans
le langage international moderne, la combinaison conceptuelle qui
s’approcherait le plus de cette logique serait celle de la sphère d’influence entraînant un processus de finlandisation (le voisin peut rester indépendant, à condition que
son action extérieure n’aille pas à l’encontre de mes intérêts). C’est le sens
semble-t-il de la crispation russe face au basculement de Maïdan. C’est
peut-être le sens également de l’attitude chinoise face aux Etats de l’ASEAN,
qualifiés par Pékin de « petits pays » en 2010, « tandis que la chine est un grand pays ». ceci n’excuse rien par ailleurs, mais
doit être pris en compte pour mieux comprendre les logiques à l’œuvre et éviter
les misperceptions (R.Jervis, Perception and Misperception in
International Politics, Princeton University Press, 1976).
Ensuite, il faut intégrer dans l’analyse les sociétés
périphérique qui font l’objet de cette logique impériale, et qui expriment, au
moins au sein de certains cercles, un « appel d’Empire » (Gh. Salamé,
Appels d’Empire. Ingérences et
résistances à l'âge de la mondialisation, Fayard, 1996). La volonté de reconnaissance
du centre répond à une demande de subordination de la périphérie, et même
s’appuie sur elle. Les russophones d’Ukraine orientale le confirment, tout
comme la prudence d’une partie des dirigeants et sociétés de l’ASEAN qui se
refusent à avoir à choisir entre Pékin et Washington.
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