Avenir de la mémoire
Editorial de la Lettre de l'IRSEM n°4-2014
En ces temps de commémorations importantes, et structurantes
pour la société qui est la nôtre, interrogeons le statut politique et social de
la mémoire, ainsi que son avenir. Concept fort mobilisé dans les politiques d'Etat,
mais réputé en sciences sociales pour sa complexité et ses pièges, la mémoire
est d’autant plus mouvante qu’elle s’examine aux confins d’autres notions,
comme l’identité, l’histoire, la culture, l’éducation… La mémoire a-t-elle des
fonctions ? Comment se fabrique-t-elle et s’entretient-elle ?
Comporte-t-elle des dangers ? Comment la réinventer demain ?
Des fonctions, la mémoire en a assurément, et les auteurs
sont légion à s’y être penchés (A. HOUZIAUX, La mémoire pour quoi faire ?, P. RICOEUR, La mémoire, l’histoire, l’oubli, M. HALBWACHS, Les cadres sociaux de la mémoire, Y. DELOYE, Sociologie
historique du politique…). Ciment national, armature de socialisation,
raison d’un vivre ensemble, la mémoire est à la fois un agrégat de souvenirs
individuels et collectifs vécus, pour les uns, la représentation transmise d’un
passé non vécu, pour d’autres. Elle fait revivre, par le souvenir direct ou le
témoignage, des moments forts qu’elle sacralise à l’occasion pour en faire des
points de repère collectifs, dont la lecture peut d’ailleurs varier avec le
temps (comme la « Grande guerre patriotique » en URSS puis en Russie).
Elle permet à cet égard de rassembler, de respecter, de se situer. Rassembler d’abord, en permettant à des
individus qui ne se rencontreront jamais physiquement, de faire communauté
autour de ces points de repères (B. ANDERSON, Imagined Communities). Presque toutes les familles françaises ont
été touchées par la Grande guerre : elles savent avoir cela en commun,
même si elles n’en parleront jamais toutes ensemble. Respecter, ensuite, en rappelant ce qu’a signifié pour d‘autres
avant nous, parfois venus d’ailleurs, le prix de la liberté et de la démocratie
que l’on goûte aujourd’hui. La célébration du débarquement du 6 juin 1944, des
soldats qui l’ont réalisé, des concepteurs qui l’ont pensé, des résistants qui
l’ont préparé à leur échelle et dans les conditions que l’on sait, participe de
cet apprentissage nécessaire du respect. Se
situer ensuite, car les peuples ont des histoires communes qu’ils ont
appris à maintenir (pour les Alliés américains, britanniques et français), ou à
surmonter (avec nos voisins allemands). Dans les deux cas, le travail commun de
mémoire est gagnant : se rappeler ce qui nous a unis, savoir ce que nous
avons su dépasser pour vivre désormais ensemble, façonne chaque jour l’identité.
Cette mémoire ne tombe pas de nulle part. Elle s’entretient
et fait l’objet de politiques publiques. Par les commémorations (O. IHL, La fête républicaine), par la production
d’un discours (M-Cl. LAVABRE, « de
la notion de mémoire à la production de mémoires collectives »), ou d’une
éducation (L. de COCK, E. PICARD, La
fabrique scolaire de l’Histoire), elle se diffuse. Elle s’écrit, surtout,
et s’élabore : qui la fabrique, et a-t-elle des arrière-pensées ? Le
débat sur l’écriture de l’histoire comme paramètre de la mémoire est connu (P.
VEYNE, Comment on écrit l’Histoire,
M. FERRO, Comment on raconte l’histoire
aux enfants), et mène à la question de l’usage politique du passé (F. HARTOG, J. REVEL, Les usages politiques du passé). On glisse alors vers les pièges de
la mémoire, à ne jamais sous-estimer. Le premier d’entre eux est celui de l’occultation, qui transforme les pages
peu glorieuses en tabous, puis en abcès de fixation. La mémoire est alors
« empêchée », ce qui – les psychanalystes le savent – finit toujours
mal. Dans la mémoire de guerre, éviter ces zones d’ombre est chose particulièrement
difficile, et le rôle des historiens dans les démocraties n’en est que plus
fondamental. Le deuxième piège est celui de la division, ou « l’Histoire comme champ de bataille » (E. TRAVERSO),
lorsque la mémoire se fait plurielle, s’écrit dans le divorce, chacun de son
côté, parfois au sein d’une même nation. C’est là tout le défi de la
problématique mémoire et réconciliation,
pour les sociétés convalescentes, du Cambodge à l'Afrique du Sud, des Balkans à
l’ancien bloc de l’Est en passant par les anciennes dictatures sud-américaines,
lorsque la mémoire, par une douleur trop forte, ne rassemble plus. Lorsqu’elle
n’est plus partagée. Enfin, la manipulation
de la mémoire reste d’actualité, plusieurs décennies après les grandes époques
de la propagande. Manipulation par invention d’un passé qui ne fut jamais celui
que l’on veut imposer aux esprits. Manipulation par exhumation, par résurgence,
des pages douloureuses destinées à raviver des plaies dans une entreprise de
violence à venir (à l’image de Slobodan Milosevic remettant au goût du jour
après 1989, et à l’occasion de son 600e anniversaire, la Bataille du
Champ des Merles au Kosovo, en même temps que l’ennemi « turc »).
Manipulation sur les origines, et donc sur l’appartenance des lieux, des
territoires ou des symboles (« cela nous a appartenu, donc cela nous
appartient » : l’affaire de Crimée nous le rappelle aujourd’hui).
Quand bien même la vigilance contre ces dangers, en
démocratie, serait intacte, à quoi donc doit servir la mémoire ? Pourquoi
se souvenir ? D’abord pour assumer
son histoire : la guerre en fait presque toujours partie, elle ne fut pas
toujours juste ni intégralement héroïque, elle le fut aussi néanmoins, et rares
sont les Etats à échapper à cette règle. Le reconnaître, l’examiner, permet
ensuite de comprendre, et c’est là
un deuxième objectif. Comprendre la sociologie de l’héroïsme et le pourquoi du
non-héroïsme, comprendre ce que furent les comportements en temps de guerre, aide
notablement à construire la paix. Enfin, la mémoire permet de se projeter, au nom d’une continuité et
des acquis parfois chèrement payés : ni la frénésie de l’avenir dans
l’ignorance du passé, ni l’obsession du passé (qui peut signifier celle du
déclin) sans nouveau grand dessein, sans projet cohérent, ne sont bonnes conseillères
d’une nation.
Si ces considérations ne sont pas nouvelles, l’acte de
mémoire connaît aujourd’hui un triple
défi, de nature à modifier sa signification comme ses modalités. Le premier
défi consistera bientôt à devoir se
souvenir sans les acteurs, c'est-à-dire sans les vétérans. Passer de la
mémoire vécue à la mémoire transmise, comme on le voit déjà pour la Grande
guerre après la disparition du dernier Poilu, change naturellement les
mécanismes de la mémoire et de son entretien. Car le devoir de mémoire consiste
certes toujours, au fil de ce processus, à rendre hommage à des hommes, mais de
plus en plus aussi à célébrer des valeurs. Les valeurs en démocratie étant
celles de la paix, survient un autre défi : commémorer pour prévenir, et non plus pour célébrer. Prévenir de
nouvelles tensions avec l’autre plutôt que lui rappeler sa défaite. Se réjouir
de la paix consolidée plutôt que de se satisfaire de la victoire passée. Insister
sur le partage de la victoire (par exemple avec ceux qui, en Allemagne, ont
résisté au nazisme), plutôt que de capitaliser sur elle, en termes de
« réparations » hier, ou de « rang » aujourd’hui. Cela
implique, on l’imagine, un travail important sur soi et sur ce qui fut pendant
longtemps l’essence du patriotisme. Enfin, il faut imaginer ce qui sera – ce
qui est déjà – la commémoration, la
mémoire, à l’heure des nouvelles communications (M. CREPON, « La
mémoire des guerres. A propos de la modernisation des commémorations », J.
GARDE-HANSEN et al., Save as… Digital
Memories). Dans son travail de thèse sur Les représentations du passé
soviétique dans la Russie actuelle (Paris II, sous la direction de J.
CHEVALLIER, 2014), Elena MORENKOVA attire notre attention sur
l’individualisation croissante de la mémoire à l’heure du numérique. La 'commémoration en ligne',
prévient-elle à partir de l’étude de cas russe, annonce une mémoire davantage familiale
que nationale. A l’évidence, et même si les manifestations de ce phénomène ne
seront pas les mêmes partout, il importe de se préparer aux nouveaux vecteurs
de la mémoire, aux nouveaux instruments du souvenir, aux nouvelles quêtes
personnelles de la commémoration.
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