Ariel Colonomos, La politique des oracles. Raconter le futur
aujourd’hui, Albin Michel, Paris, 2014
Retrouvez les autres notes de lecture dans la Lettre de l'IRSEM n°5-2014
On demande (trop ?) souvent aux savants de prédire le
futur pour le compte des décideurs. Au point que le futur est devenu un marché et
donc une compétition. Prédire l’avenir avec force est aussi une façon de le
déterminer (et donc une manipulation). Le futur est désormais un récit en soi,
voir loin est un devoir, mais voir juste reste un luxe. Etudes de cas à
l’appui, Ariel Colonomos nous livre une sociologie des oracles, de leurs
pythies et de leurs commanditaires, depuis le temps des superstitions jusqu’à
celui des think tanks. Pour des raisons évidentes, cela intéresse directement
la réflexion stratégique, elle-même sujette aux « scénarios », à la
« prospective », aux « anticipations ». L’auteur avait
d’ailleurs organisé un colloque au CERI en 2012, soutenu entre autres par
l’IRSEM, sur ce thème (Predictions for
International Security: The Knowledge Practice Enigma).
Qui sont les experts de la futurologie ? A. Colonomos
en dresse quelques portraits ici, comme ceux d’Alvin Toffler, d’herman Kahn, ou en France de Bertrand
de Jouvenel. Doit-on privilégier, pour reprendre la distinction d’Isaiah
Berlin, l’expertise des hérissons (qui ne voient le monde qu’à travers quelques
règles et spécialités), ou celle des renards (généralistes qui à l’inverse
refusent les schémas monographiques et les idées simples) ? Si la
domination des hérissons, selon l’auteur, semble forte dans le monde anglo-saxon,
il se pourrait bien que les renards l’emportent en France (selon nous…).
Pourquoi ce besoin d’anticiper l’avenir ? A cause des tensions
internationales qui inquiètent et exigent de savoir comment s’y préparer ?
Parce que le modèle économique libéral y pousse ? Et avec quels
instruments ? Simulations, indicateurs ou « rapports d’experts »
(le Global Trends de la CIA est épinglé ici) ne sont jamais
neutres, et construisent en partie, par leurs présupposés ou objectifs
initiaux, les conclusions à venir. Ils ont leurs vedettes du moment et leurs
modes (comme le « What if ? » de l‘histoire contrefactuelle, ou
« que se serait-il passé si… ? [si l’histoire avait évolué
autrement] ». ils ont leurs
hantises : la linéarité (demain sera-t-il le prolongement d’aujourd’hui et
donc d’hier ?), le couple rupture / continuité (assistons-nous à une
rupture systémique ?), la spécificité d’une aire culturelle (cette région
peut-elle s’analyser selon des lois internationales générales, ou dois-je avoir
recours à ses seuls spécialistes ?), le risque pays (que risqué-je en y
investissant ?), le développement (est-il économiquement porteur d’y
investir encore ?), etc.
Les oracles ont aussi leur bilan, sur quelques grands
tournants de l’histoire que presque personne, malgré les moyens déployés,
n’avait su annoncer. La chute de l’URSS en constitue évidemment un exemple
célèbre (p.108 et sqq.), dont Karl Deutsch avait été l’un des rares à déceler
les signaux (Karl Deutsch, "Cracks in the Monolith: Possibilities and
Patterns of Disintegration in Totalitarian Systems," in C.J. Friedrich, Totalitarianism, Harvard University
Press, 1954). A partir de cette fin surprise de la guerre froide, l’auteur
revient sur la sociologie du débat universitaire, sur la difficulté qu’il y a à
exprimer publiquement la croyance en une rupture quand bien même on la voit
venir, la difficulté à « oser se tromper », et à défier le
« ralliement au pari de la majorité » (p.129). Si le cas soviétique
montre la difficulté des généralistes des relations internationales à penser le
changement de système, l’évolution du monde arabe illustre la difficulté des area studies à innover conceptuellement
(R. Khalidi y avait annoncé en 1985 la fin des dictatures et en tout cas le
sursis des élites, d’ici à dix ans). Le cas chinois, obsessionnel aujourd’hui
et qui mobilise une grande partie des ressources investies dans les oracles
modernes, souligne l’omniprésence, chez les décideurs, de la question de la
confiance : « peut-on leur faire confiance ? ». la même question se posait sur
Gorbatchev dans les années 1985. Dans ce marché de l’oracle, les think tanks
fascinent. A. Colonomos en fait, là aussi, une sociologie passionnante,
chiffres, cartes, données à l’appui, dans l’un des meilleurs passages de ce
livre. Contrairement aux idées reçues qui peuvent circuler à cet égard en
Europe, le think tank américain n’est pas cette structure souple, récente,
moderne et adaptable : il est bien davantage marqué par la permanence (les
plus grands think tanks américains sont nés dans la première moitié du XXe siècle
et les nouveaux venus sont peu nombreux dans ce cercle fermé). Les think
tankistes sont généralement des mâles baby-boomers (donc déjà âgés), issus des
grandes universités proches de Washington, délivrant des analyses au nom du patriotisme
et articulées autour de l’idée d’intérêt national.
plusieurs
questions importantes ressortent de la lecture de ce livre. On peut d’abord se
demander si les success stories existent : des grands événements
improbables ont-ils déjà été annoncés par des experts, et ceux-ci ont-ils été
écoutés ? A. Colonomos évoque Peter Singer (Brookings Institution)
dont la thèse doctorale annonçait une
tendance à la privatisation des armées. On pourrait aussi songer, en France, à
Gilles Kepel luttant contre le scepticisme de l’université pour entamer
finalement, grâce à Rémy Leveau, une thèse sur le mouvement islamiste égyptien
qui assassinera Anouar el-Sadate quelques mois plus tard (thèse qui donnera
l’ouvrage Le prophète et le Pharaon
en 1984). Mais ont-ils été entendus en leur temps, ont-ils changé la politique
menée ? on peut également
s’étonner du fossé qui existe souvent entre d’une part l’exigence d’utilité
sociale adressée à l’expert (« à quoi servez-vous si vous n’êtes pas
capable de me dire avec précision ce qui arrivera ? »), et d’autre
part la difficulté des commanditaires à organiser les canaux d’exploitation des
expertises ainsi livrées : qui prend le temps de lire ou faire lire des
travaux épais, qui prend le risque de consacrer un service à la lecture des
travaux qui pourraient être utiles, ou d’aller à la rencontre de leurs
auteurs ? La question centrale, toutefois, est posée par Ariel Colonomos
lui-même en fin d’ouvrage : que faire, lorsqu’on l’entrevoit, pour éviter
ce futur qui s’annonce, dans un monde où la préférence va à l’inaction, et où
la prévision audacieuse se heurte à une régulation par la réputation ?
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