Th. M. Nichols, No use. Nuclear Weapons and
U.S. national Security, University of Pennsylvania Press,
2014
V.
Narang, Nuclear Strategy in the
Modern Era. Regional Powers and international
Conflict, Princeton University Press, 2014
Retrouvez les autres notes de lecture dans la Lettre de l'IRSEM n°7-2014
Deux ouvrages universitaires américains viennent alimenter
utilement la réflexion stratégique sur la dissuasion contemporaine, renouvelant
considérablement l’exercice. Appliqué explicitement au cas américain, le
travail de Thomas M. Nichols,
(Professeur au Naval War College de Newport) rappelle à quel point toute
réflexion sur l’arme nucléaire doit repartir des leçons de la guerre froide,
qui l’a vue naître. Revenant sur le sens
de la dissuasion entre1950 et 1990, l’ouvrage s’interroge ensuite que sa signification
dans un monde bipolaire, sur leur réappropriation par des Etats qui ne sont
plus des superpuissances, et sur l’intérêt d’une dissuasion minimale. Les
questions que soulève la dissuasion, on le sait, sont nombreuses : la
première tient à l’incertitude absolue de ce qu’il restera des doctrines à
l’épreuve de la réalité, et donc à la crédibilité du concept même de
dissuasion, avant même d’entrer dans ses aléas techniques. Le processus
décisionnel du feu nucléaire, ses flous (le rapport entre autorités civiles et
militaire) et ses risques (un accident est-il possible ?), le coût réel de
la bombe, la possibilité effective de frapper les populations civiles de
gouvernements non démocratiques qui auraient déclenché les hostilités (ou bien
d’imaginer d’autres scénarios, d’autres ciblages), la répartition des vecteurs
(triade air-terre-sous-marins), les interrogations sur la dissuasion élargie
aux alliés (qui rend l’auteur plus que sceptique), sur l’efficacité d’une
défense anti-missiles (idem), constituent autant d’inconnues qui exigent de
repenser la dissuasion. Nichols plaide ici pour une place plus grande faite à
la riposte conventionnelle face aux Rogue
States, mais pour le maintien d’une assurance vie nucléaire minimale, en
dépit de son coût. Il contribue, en tout cas, au débat américain sur la
question, toujours vivace.
Vipin Narang (politiste au MIT), s’intéresse exclusivement
aux puissances qu’il qualifie de régionales, c'est-à-dire qui ne sont pas les
deux superpuissances de l’ère bipolaire : Pakistan, Inde, Chine, France,
Israël et afrique du Sud
(1979-91). La Corée du Nord et l’Iran sont exclus de l’analyse, faute de
sources et de certitudes. L’intérêt principal de son analyse tient dans la
typologie des doctrines qu’il propose, distinguant trois postures
possibles : a) la posture « catalytique », où le recours à
l’arme nucléaire est brandi essentiellement pour déclencher la protection d’un
allié plus important (Israël et l'Afrique du Sud, cherchant à s’assurer de la
protection américaine) ; b) la posture de « représailles
assurées », pour les Etats qui excluent le first use, mais promettent la riposte nucléaire à quiconque les
agressera nucléairement (Inde,
Chine) ; c) la posture d’ « escalade asymétrique », de la part des
Etats qui, à partir d’un territoire géographiquement plus vulnérable, assurent
le feu nucléaire à quiconque mettrait en danger leur existence, même avec des
moyens conventionnels (France, Pakistan). Comment ces doctrines ont-elles été
retenues, comment ont-elles évolué avec les changements internationaux ?
(La France, par exemple, aurait pu, la
fin de la guerre froide, passer à une posture catalytique, plutôt que de
maintenir l’escalade asymétrique devenue, avec la fin de l’Union soviétique, tous azimuts). Plus que dans la
contingence technologique, l’auteur cherche la clef de cette énigme dans
l’optimum rationnel à trouver entre décideurs civils et militaires.
Il ressort de ces ouvrages des points qui, avec d’autres
travaux (notamment le Dissuasion
nucléaire au XXIe siècle de Thérèse Delpech, 2013), commencent à
faire consensus : a) il y a nécessité de repenser la dissuasion à l’heure
de la prolifération ; b) un monde sans armes nucléaires n’est pas pour
demain, mais une perspective de dissuasion minimale est plaidable ; c) la
folie de l'hypothèse nucléaire ne doit à aucun prix être banalisée, la
possession de la bombe par des régimes aux processus décisionnels incertains
pose un risque supplémentaire à cet égard, mais les grandes puissances, du
temps de la guerre froide, ont parfois été légères, elles aussi, dans leur
maniement de cette menace ultime. ; d) la dissuasion ne fonctionne pas
contre tout le monde ni contre tout type d’agression ; e) la dissuasion
élargie (aux alliés ou voisin) est moins que jamais crédible.
D’utiles contributions à un agenda de recherche qui, en
France, doit être redynamisé.