Difficulté à dissuader, maintien de la dissuasion
Editorial de la Lettre de l'IRSEM n°7-2014
Il n’aura échappé à personne que peu d’acteurs, de nos
jours, se sentent dissuadés sur la scène internationale. Ni l’acteur religieux
Daech dans son entreprise irakienne et syrienne, ni l’acteur étatique russe en
Ukraine, ni le régime de Damas dans son escalade violente depuis 2011, ni les
criminels, pirates, hackers, ou autres, dans la poursuite de leurs activités.
Tous, pourtant, ont reçu, sous des formes différentes, des avertissements
solennels et promesses de punition de la part d’autorités dotées de moyens
importants. Même sur le terrain traditionnel du rapport de force stratégique
impliquant des Etats puissants, la dissuasion ne fait plus recette :
Milocevic avait défié l’OTAN dans les années 1990, le Hezbollah en 2006 puis le
Hamas à l’été 2014 en ont fait autant à l’égard d’Israël, la Corée du Nord
multiplie les provocations (depuis sa posture nucléaire jusqu’à l’attaque d’une
corvette sud-coréenne en 2010), l’Iran maintient son jeu complexe entre dossier
nucléaire et équilibres proche-orientaux. Des relations de rivalité dangereuses,
ailleurs, laissent libre court à l’aventurisme (Japonais et Chinois en mer,
Indiens et Pakistanais au Cachemire…).
En d’autres termes, le mécanisme consistant à persuader un
acteur tiers qu’il lui serait trop coûteux d’agir contre les intérêts de ceux
qui l’ont mis en garde, semble opérer de moins en moins. Les sciences sociales
proposent de nombreuses explications possibles à ce phénomène : la perception
(juste ou fausse) d’une faiblesse chez l’autre, dont on pense qu’il ne réagira
pas avec force ; le calcul (juste ou erroné) que la prise de risque apportera
quoi qu’il arrive un gain politique interne ou externe, même en cas de réaction
internationale forte, d’autant que les menaces explicites des uns pourront être
compensées par les soutiens discrets des autres ; la conviction chez un
acteur donné que le fait de braver les mécanismes de dissuasion permettra de
bousculer les contraintes systémiques en altérant la crédibilité de celles-ci.
Mais au final, nous sommes bien entrés dans un monde où le fort peine à
dissuader le faible, où la puissance n’effraie plus la nuisance, où les géants
ont moins peur de se heurter entre eux.
Cette difficulté croissante à dissuader doit-elle nous conduire
à enterrer ce que nous appelons « la dissuasion », c'est-à-dire la
possession d’armes nucléaires comme instruments ultimes ? telle n’est pas la réponse apportée par
de nombreuses études de relations internationales publiées aujourd’hui dans le
monde sur ce sujet. Celles-ci distinguent clairement, de façon qui peut certes
dérouter, le fait de dissuader (au sens d’empêcher un tiers d’agir) du fait de
posséder la dissuasion (au sens d’être doté de l’arme nucléaire). Et la plupart
des auteurs concluent à la nécessité, pour les puissances déjà dotées, de
maintenir et d’adapter cet attribut, plutôt que d’y renoncer. Pour résumer
grossièrement ce débat : il est admis que les armes nucléaires sont de peu
d’utilité face à un certain nombre de défis actuels, mais elles n’ont pas été
faites pour cela, et leurs fonctions initiales restent valides, surtout si l’on
parvient, en progressant vers des seuils minimaux, à diminuer les risques
d’accident qu’elles comportent.
Les principales limites de la dissuasion nucléaire sont
connues et largement commentées : a) on imagine mal, en démocratie,
qu’elle puisse s’appliquer face à des acteurs inférieurs, face à des actes
terroristes, face à des agressions meurtrières mais non nucléaires, a fortiori si l’origine de celles-ci
comporte un doute, et si la riposte implique d’anéantir des civils pour faire
payer des acteurs déviants (Th. M. Nichols, No
use. Nuclear Weapons and U.S. national Security, University of
Pennsylvania Press, 2014) ; b) la dissuasion élargie, c'est-à-dire la
protection des uns par les arsenaux d’un autre, éventuellement au prix du
suicide de ce dernier, est moins crédible aujourd’hui encore qu’à l’époque où
le général de Gaulle doutait fortement que les Etats-Unis puissent engager le
feu nucléaire contre l’URSS uniquement pour sauver l'Europe (Th. Delpech, La dissuasion nucléaire au XXIe siècle.
Comment aborder une nouvelle ère de piraterie stratégique, Odile Jacob,
2014) ; c) les débats sur les défenses anti-missiles, en dépit des lacunes
de ces dernières, ont pour effet de brouiller le débat, et de rendre la
dissuasion nucléaire plus impopulaire encore dans certains cercles
intellectuels ; d) le fossé, en matière d’arme nucléaire, est tel entre
les débats théoriques ou doctrinaux, et la réalité du processus décisionnel
confronté à l’épreuve des faits, que ces débats sur la dissuasion apparaissent
bien chimériques et vains (y compris déjà, à l’époque, pour Raymond
Aron) ; e) surtout, on observe que des puissances nucléaires ont été
tenues en échec militairement par des acteurs inférieurs, et qu’elles ont
préféré gérer cet échec plutôt que d’avoir recours à leur arsenal nucléaire,
dont l’usage n’aurait d’ailleurs pas nécessairement réglé leur problème.
Mais les fonctions de la dissuasion nucléaire sont d’une
toute autre nature. 1- La première d’entre elle est de garantir la survie d’une
entité qui viendrait à être définitivement menacée, et non d’aider simplement
cette entité à faire triompher ses intérêts ou ses projets sur des théâtres
extérieurs. C’est pour cette raison que les Etats-Unis ont finalement renoncé,
après 1945, à l’usage du nucléaire dans la guerre de Corée (1950-53), ou que
l’URSS de Khrouchtchev a finalement reculé à Cuba (1962). Que la doctrine
choisie implique l’usage en premier ou non, qu’il s’agisse d’obliger un allié à
intervenir ou de se défendre soi-même (V. Narang, Nuclear Strategy in the Modern Era. Regional Powers and international Conflict, Princeton
University Press, 2014), la dissuasion est bien une question de survie et non de
compétition. 2- Par ailleurs, et au-delà de sa dimension militaire, elle
constitue un attribut politique reconnu
qui confère à ses possesseurs l’appartenance à un club fermé dont les membres
font l’objet d’un traitement particulier. Sortir de ce club est possible (afrique du Sud, Kazakhstan, Ukraine,
Belarus), renoncer à y entrer aussi (Argentine, Brésil, Suède…), mais au prix
d’un renoncement à ce statut (B. Pelopidas, Renoncer
à l'arme nucléaire, la séduction de l'impossible ?, Presses de Sciences Po,
à paraître). De la même manière, renoncer à la dissuasion demeure hasardeux sur
le plan de la sécurité, tant que d’autres acteurs la maintiennent pour
eux-mêmes et que d’autres cherchent à l’acquérir.
A partir de ces éléments, beaucoup d’auteurs se gardent de
parier à court terme sur un monde sans dissuasion, et suggèrent un abaissement
des seuils accompagné de mesures de vérification, plutôt que des renoncements
unilatéraux. Ils prônent, en d’autres termes, une gouvernance maîtrisée du
nucléaire (qui reste à imaginer) plutôt que son abandon chaotique. Dissuader
est de plus en plus incertain, mais posséder la dissuasion est une toute autre
affaire, et sur ces deux enjeux, une réflexion nouvelle est impérative.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire