Editorial de la Lettre de l'IRSEM n°8-2014
Le débat sur les guerres dites hybrides, relancé en 2014
par l’action russe dans l’est de l’Ukraine, n’est pas nouveau pour la
littérature de relations internationales ou de war studies. Mais le plus frappant aujourd’hui est sans doute l’interconnexion
entre ce « brouillard de la guerre », et le brouillard des processus
décisionnels étatiques qui y participent. Une mise en abîme en trois temps
confond aujourd’hui l’observateur : 1- les acteurs et logiques des
situations de conflit contemporaines sont multiples, 2- elles échappent aux
Etats qui croyaient pouvoir les instrumentaliser, d’autant que 3- ces Etats
eux-mêmes n’ont pas de processus décisionnel clairement identifiable, au moins
depuis l’extérieur.
Dans son ouvrage classique New and old Wars (Cambridge,
2012, 3d ed.), Mary Kaldor insiste sur les contradictions des conflits
nouveaux : intégration ou exclusion des sociétés dans la globalisation,
homogénéisation et diversification des
pratiques, universalisation et
localisme des revendications, coexistent en effet dans des situations héritées
de la fin de la guerre froide. Les objectifs de ces conflits sont désormais
politiques, identitaires et symboliques, plutôt que territoriaux ou idéologiques
comme dans le passé. Ces guerres sont menées suivant des techniques héritées à
la fois de la guérilla et de la contre-insurrection, ce qui fait leur
complexité : c’est le contrôle politique d’un territoire et de sa
population qui fait foi, plutôt que sa possession ; c’est la multiplicité
des acteurs (paramilitaires, seigneurs de guerre, gangs, forces de police,
mercenaires et fraction détachées d’armées régulières) qui prime, plutôt que la
qualité organisationnelle d’une seule force officielle ; enfin c’est
l’interconnexion de l’économie de guerre avec la société mondiale qui s’impose,
y compris dans ses aspects informels (flux financiers issus des diasporas,
« prélèvements » sur l’aide humanitaire, soutien de gouvernements
voisins, mais aussi trafics d’armes, de produits ou d’êtres humains, drogue…).
Franck Hoffman (Conflict
in the XXIst Century: The Rise of Hybrid Wars, 2011) a également
théorisé ce concept de guerre hybride, insistant davantage sur la rencontre entre
ses dimensions publique et privées, étatiques et non étatiques, formelles et
informelles. Qu’on invoque encore le « degenerate
warfare » (Martin Shaw), les « vestiges » de la guerre (John
Mueller) ou la guerre « post-moderne » (Chris Hables Gray), le
phénomène est connu, et la phase 1 de notre problème (multiplication des
acteurs et des logiques dans les conflits) est donc plutôt bien identifiée,
sinon résolue, par la littérature consacrée.
Mais une question essentielle demeure : ces logiques
concurrentes que l’on peut observer, ces acteurs multiples qui interagissent,
sont-ils mis en musique par des stratégies cohérentes ? C’est bien la
question du pilote dans l’avion, du deus
ex machina, de la manipulation ou au contraire de l’autonomisation de cette
diversité, qui est posée. Pour être plus clair encore : la Russie de
Vladimir Poutine a-t-elle une chance de maîtriser les acteurs et processus
aujourd’hui déchaînés en Ukraine ? L’Iran domptera-t-il éternellement le
levier Hezbollah, ou d’autres encore, au Proche-Orient ? Le Pakistan
peut-il impunément instrumentaliser les Talibans et les confiner au seul
théâtre afghan ? Ce dernier exemple augure déjà d’une réponse sceptique.
Là encore, les travaux sur les processus décisionnels
comparés en matière d’action extérieure sont assez étoffés pour que l’on sache,
depuis longtemps, que les multiples obstacles à une maîtrise parfaite de
dynamiques aussi piégées rendent l’affaire quasiment impossible. Il y a toute
chance qu’entre les biais de perception des décideurs (R. Jervis, Perceptions and misperceptions in international
Politics, 1976), les affres
bureaucratiques (compétition entre acteurs, conseillers, ministères, bureaux…)
ou les perversités des modes opérationnels choisis (du leader solitaire qui
perd de sa lucidité, au groupthink qui
dégage des propositions consensuelles mais politiquement impraticables – voir A.
Mintz, K. DeRouen, Understanding foreign
policy decision making, 2010), l’Etat qui tenterait de manipuler le conflit
hybride finisse par s’y perdre, et par faire sombrer la stabilité régionale
voire internationale dans l’illusion de ses calculs.
Il se trouve, qui plus est, que les acteurs étatiques
soupçonnés aujourd’hui de se livrer à un tel aventurisme sont souvent les plus
opaques et les plus rétifs au décryptage. Laissons de côté l’étrange Corée du
Nord, pour ne retenir que les trois acteurs déjà mentionnés (Iran, Pakistan ou
même Russie). Sur ce dernier cas, les analyses actuelles des plus fins connaisseurs
du sujet infirment largement le mythe d’un Poutine joueur d’échec implacable
aux multiples coups d’avance, pour privilégier la double piste d’un cercle
décisionnel de plus en plus restreint (on retrouverait alors le schéma de
l’isolement et de la perte de lucidité dans la crispation autoritaire), et de
tensions entre plusieurs types d’acteurs (acteurs économiques, de la sécurité
au sens large – ou siloviki, les différents
cercles proches du Kremlin…). Ce serait alors le risque de perte de contrôle
plutôt que celui du « génie du mal », qui rendrait les guerres
hybrides – celle d’Ukraine en l’occurrence – plus dangereuses encore (sur le
cas russe, voir entre autres les articles réguliers de Jeffrey Mankoff ou
Andrei Tsygankov, respectivement auteurs de Russian
Foreign Policy: The Return of Great Power Politics, 2011, et Russia's Foreign Policy: Change and
Continuity in National Identity, 2013).
Retenons de ces différents travaux l’hypothèse
suivante : les guerres dites hybrides sont en partie incontrôlables du
fait que la complexité des facteurs qui président à la conflictualité
aujourd’hui n’est pas maîtrisable par ceux qui gardent pourtant l’illusion de
la maîtriser, tentant de jouer sur des subtilités stratégiques ou sociologiques
qui finiront en réalité par s’autonomiser. Dès lors, préviennent plusieurs
auteurs, sanctionner la puissance d’Etat soupçonnée de nourrir ces processus
n’est pas la seule clef de réponse aux guerres hybrides. Une autre clef
consisterait selon eux à consacrer des efforts importants à consolider les
sociétés victimes de ce type de guerre précisément sans tenir compte du fauteur de trouble. Il est difficile
d’admettre telle quelle cette piste, sans voir immédiatement les risques
qu’elle comporte à l’épreuve des faits. Mais les réflexions qu’elle provoque,
et le sérieux des recherches empiriques qui y ont conduit, méritent
incontestablement d’être pris en compte.
Frédéric Charillon, directeur de l’IRSEM
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