En
réaction aux attaques terroristes de Daech, le président du CNRS a
récemment appelé à « comprendre dans le détail et avec toute la
profondeur nécessaire les phénomènes qui sont à l’œuvre aujourd’hui ».
C’est une ambition forte et nécessaire. Il faut désormais s’en
donner les moyens.
Une nouvelle génération de chercheurs
Au
cours des dernières années, la France s’est dotée d’une nouvelle
génération d’universitaires spécialistes des questions stratégiques et
de défense : ils étudient les conflits
armés
comme les pensées et doctrines, les politiques et les phénomènes
internationaux qui s’y rattachent. Des soutiens financiers leur ont été
accordés par les pouvoirs publics, notamment par le ministère de la
défense et l’Institut des hautes études de
défense
nationale qui dépend du Premier Ministre. Des organismes ont été créés,
à l’image de l’Institut de Recherches Stratégiques de l’Ecole militaire
(IRSEM) et une association pour les études sur la guerre et la
stratégie (AEGES) a vu le jour pour
tenter de
structurer ce champ d’études encore peu implanté en
France.
De telles évolutions étaient urgentes : le paysage stratégique
international
est de plus en plus complexe et la sécurité du territoire national est
soumise à des pressions internes et externes, comme le rappelle
tragiquement la série d’attentats qu’a connu notre pays en 2015. Le
voisinage européen est le théâtre de guerres, nouvelles ou anciennes
(Sahel,
Proche-Orient,
Ukraine),
davantage d’acteurs non-étatiques émergent dans le paysage stratégique,
les pratiques diplomatiques changent et les politiques étrangères et de
défense sont redéfinies.
Une reconnaissance insuffisante
Malgré
la centralité de ces enjeux, la reconnaissance institutionnelle et
scientifique de l’analyse universitaire sur la guerre, en France, reste
insuffisante si l’on compare avec d’autres pays. Au
Royaume-Uni, en
Allemagne
ou aux Etats-Unis, les études sur la guerre et la stratégie, et plus
largement l’étude des relations internationales, disposent d’un
véritable écho et bénéficient de la présence d’importants départements
pluridisciplinaires au sein des
universités. Rien de tel en France, où la recherche internationale et stratégique est encore marginalisée et fragmentée.
Elle est d’abord marginalisée au sein de l’institution universitaire où ces sujets
ne disposent pas de la légitimité et de la crédibilité scientifiques dont elles bénéficient à l’étranger.
Dans le débat public, la recherche universitaire est aussi marginalisée par des experts auto-proclamés qui offrent aux
médias des réactions à chaud. Dans
le monde
de la décision, enfin, elle se heurte au manque de temps des acteurs
pour toute lecture supérieure à trois pages, et à leur réticence à
accepter
une vision extérieure à la machine d’Etat. Conséquence de cette
situation, les meilleurs éléments de la recherche stratégique française
sont sollicités et recrutés à l’étranger plutôt qu’en France, ce qui
constitue une perte sèche pour notre pays.
L’étude de la guerre, en France, est également fragmentée en plusieurs disciplines (
histoire, droit, science
politique, géographie, sociologie, etc.) alors que, par définition, le phénomène guerrier est un « fait
social total »
qui relie tous les domaines de l’action humaine : l’objet « guerre »
suppose une approche globale et transversale. Par conséquent, une
collaboration des différentes disciplines du
savoir au sein d’un même département universitaire pourrait grandement
faire progresser notre connaissance des conflits contemporains.
La nécessité des approches universitaires de la guerre
Qu’apporte
une analyse scientifique, universitaire, des questions stratégiques ?
Une combinaison rigoureuse d’innovation conceptuelle et de connaissance
empirique, régulièrement évaluée comme telle par des pairs. La mise par
écrit d’un travail de terrain approfondi, au contact d’acteurs ou de
populations de statuts extrêmement variés. Une complémentarité avec les
expertises étatiques, qui ne traitent pas les mêmes sources et sont
contraintes par des logiques bureaucratiques ou politiques. Cet
apport-là ne saurait
être compensé par quelques
tweets d’« experts », par les synthè
ses
prudentes de quelques institutions privées, par des notes internes de
quelques bureaux d’études, ni, à l’Université, par des approches qui
rejettent la spécificité des phénomènes internationaux et stratégiques.
Peut-on se
passer aujourd’hui en France d’une telle analyse, simplement par manque de temps de lecture, pour
préserver des rapports de force au sein de disciplines académiques consacrées, ou pour
ménager le statut et la susceptibilité de tel habitué des médias ou des couloirs ministériels ? Est-il raisonnable de se
priver d’interlocuteurs nationaux compétents pour
échanger avec les chercheurs étrangers ? De
penser
que des non spécialistes des questions internationales pourront être
pris au sérieux par des spécialistes, bien réels eux, de ces questions,
dans d’autres Etats ? De
balayer d’un revers de main les auteurs d’ouvrages rigoureux sur des situations internationales qui menacent notre sécurité ?
Écouter ce que les chercheurs spécialistes des questions internationales et stratégiques ont à
dire n’est plus un
luxe
mais une nécessité. Leur donner les moyens d’exister
institutionnellement (à travers des recrutements, des départements
universitaires, des associations scientifiques, des chaires, des centres
de recherche ou des
observatoires) et
cesser d’affaiblir les relais déjà existants est devenu prioritaire.
Thierry Balzacq, professeur de science
politique à l’université de Namur en
Belgique ;
Frédéric Charillon, professeur de science politique à l’université d’
Auvergne ;
Jean-Vincent Holeindre, professeur de science politique à l’université de Poitiers et président de l’AEGES ;
Jean-Baptiste Jeangène Vilmer, titulaire de la chaire d’études sur la guerre du Collège d’études mondiales (FMSH) ;
Hugo Meijer,
Lecturer en études de défense au King’s College London ;
Alice Pannier, doctorante en relations internationales à
Sciences Po ;
Frédéric Ramel, professeur de science politique à Sciences Po ;
Jean-Jacques Roche, professeur de science politique à l’université
Paris-2 ;
Olivier Schmitt,
Associate Professor au
Center for War Studies de l’université du
Danemark du Sud.