Extrait de F. Charillon, A. Dieckhoff (dirs.) Afrique du Nord Moyen-Orient 2016 : Logiques de chaos, dynamiques d’éclatement - La Documentation Française, 2015
Le Golfe, nouveau pôle de stabilité apparente
C’est au final à une profonde
redistribution des cartes que l’on assiste dans la région. Les régimes que l’on
croyait sclérosés au point d’être éternels ont été soit destitués, soit
violemment contestés, soit dans l’obligation d’entamer un processus de réformes
au moins apparentes. D’une logique d’immobilisme (qui avait singularisé la
région à l’heure où d’autres connaissaient le changement en plusieurs vagues - Amérique
du Sud, puis Asie du Sud Est, Europe orientale, même Afrique subsaharienne…), la
zone afrique du Nord Moyen-Orient
(ANMO) est passée à une dynamique de turbulence, qui la transforme en inconnue
majeure du système international. De cela découlent bien entendu plusieurs conséquences.
En premier lieu, les interlocuteurs arabes
traditionnels ont disparu, tandis que leurs remplaçants sont soit introuvables
dans le cas des Etats effondrés (Libye, Yémen), soit dans une situation de
stabilité fragile qui n’exclue pas de nouveaux soubresauts (Tunisie, Egypte). Plusieurs
autres régimes ont tenu, mais ressortent déstabilisés par les événements
récents, à la fois du fait de vulnérabilités internes et de du choc exogène régional
récent. Ce dernier se fait sentir soit par des dangers directs (pour les Etats contigus
à l’épicentre syro-irakien comme la Jordanie ou le Liban, dont les territoires sont
menacés), soit par des retombées indirectes (pour ceux dont une partie de la
jeunesse rejoint les rangs de l’Etat islamique, comme au Maroc ou en Tunisie,
ou qui sont en première ligne de la violence sahélienne, comme l’Algérie).
Ensuite, dans ce contexte, les monarchies
du Golfe qui n’ont pas connu les « printemps arabes » font figure,
selon l’angle d’analyse, de pôles de stabilité ou de systèmes réfractaires au changement.
Ce qui n’exclut pas que leurs sociétés restent travaillées par des évolutions
qui tôt ou tard devront être prises en compte.[1] Ce
qui n’exclut pas non plus que des nuances subtiles apparaissent entre elles,
sur fond de rivalités politico-religieuses, qui se manifestent particulièrement
sur le terrain de la politique étrangère. Ainsi, si le Qatar a soutenu
fortement l’accession de Mohamed Morsi à la tête d’une Egypte provisoirement
dirigée par les Frères Musulmans (juin 2012 – juillet 2013), l’Arabie Saoudite
a mis tout son poids derrière le Maréchal Abdel Fattah al-Sissi, qui a destitué
ce dernier avant de se faire élire un an plus tard. Mais le Golfe, à la suite
de cette séquence 2011-2015, apparaît néanmoins comme un espace aux fondements politiques
plus solides, dont le « risque-pays » est moins élevé qu’ailleurs, ce
qui n’échappe ni aux acteurs ou investisseurs économiques, ni aux politiques
étrangères extérieures. D’un jeu moyen-oriental jadis dominé par les grands Etats
du nationalisme arabe (Egypte, Syrie, Irak) dont les armées nombreuses étaient
des acteurs clefs d’une reprise toujours possible d’un conflit avec Israël
(1948, 1956, 1967, 1973, 1982…), on est passé à un pôle golfique attractif économiquement,
aussi bien acheteur qu’investisseur imposant, devenu de surcroît entrepreneur politique
et religieux régional (Syrie, Libye…) et transnational.
Entre retour de l’homme fort et déliquescence de l'Etat
Le constat de chaos qui a émané des
printemps arabes[2] a également
remis en selle l’autoritarisme politique. Comme si l’on retenait davantage
les leçons venues d’Egypte (où le pouvoir autoritaire de Sissi apparaît comme
une tentative de restauration de l’ordre) que les enseignements de Syrie (où la
dictature baasiste a précipité l’embrasement de la guerre civile) ou d’Irak (où
la pratique politique de Maliki a préparé le succès de Daech chez les sunnites),
le culte de l’homme fort réapparaît. On a déjà évoqué le cas égyptien, et en Libye,
la nomination du général Khalifa Haftar à la tête de l'armée en mars 2015 obéit
aussi à cette quête de charisme autoritaire comme rempart au chaos. Mais ce
schéma a ses variantes non arabes, en système démocratique cette fois. La
Turquie de Recep Tayyip Erdoğan, devenu président en août 2014, en donne un
exemple intéressant, dans le bras de fer qui se joue entre d’une part la
crispation autoritaire d’un régime en voie de personnalisation croissante, et d’autre part la résistance du corps électoral,
qui a abouti à la perte de la majorité absolue par l’AKP (parti islamiste
modéré du président Erdoğan) lors des élections de juin 2015. La victoire de
Benjamin Netanyahu aux élections législatives israéliennes (mars 2015), a vu la
victoire (surprenante au regard des derniers sondages) de cette stratégie de
l’homme fort, au discours intransigeant, au prix même de quelques dérapages.
Ce retour des hommes forts ne saurait
remédier à la crise profonde que connaît l'Etat au sud et à l’est de la Méditerranée
en général. On l’a dit plus haut, le révisionnisme territorial de Daech, la fin
désormais plus qu’envisageable d’entités façonnées par l’histoire récente (et
souvent coloniale),[3] tournent
d’abord indéniablement une page arabe. Comme l’a résumé le politiste (et
polémiste conservateur) américain Charles Krauthammer (pour une fois avec plus
de justesse que dans d’autres de ses hypothèses passées), des Etats comme l'Irak
et la Syrie doivent être entièrement repensés : les frontières anciennes
ont disparu, l’unité étatique ne pourra être reconstituée, les lignes de la
carte Sykes-Picot sont caduques, et pour les Etats-Unis ou leurs alliés, de
nouveaux ennemis pour l’instant non étatiques apparaissent, ainsi d’ailleurs
que de nouveaux alliés possibles (comme les Kurdes).[4]
Si l’Etat arabe est aujourd’hui dans un
moment crucial et difficile de son histoire, c’est notamment en raison du fait
que les printemps ont mis à bas quelques-uns de ses piliers, sans résoudre pour
autant ses impasses principales. L’incroyable pérennité des régimes, on l’a
dit, démocratiquement condamnable et socialement dommageable en interne mais politiquement
et économiquement rassurante pour l’extérieur, a disparu dans plusieurs pays.
Avec elle s’est effondrée, au moins provisoirement, la sécurité intérieure ou
encore la manne touristique (les deux phénomènes étant liés). Les combats
récurrents entre l’armée égyptienne et les groupes islamistes (en particulier
dans le Sinaï), les attentats qui ont touché la Tunisie en 2015,[5] en
sont l’illustration dans les deux pays qui ont initié les
« printemps » en 2011. Le semblant d’unité arabe, certes en partie
factice mais qui demeurait au moins un garde-fou rhétorique autour de quelques
thèmes comme la cause palestinienne, a laissé place à des clivages assumés, et,
de plus en plus au Levant, à une confrontation destructrice entre sunnisme et
chi’isme. Parallèlement, l’intégration des mouvements ou partis religieux dans
un jeu politique normalisé, n’a pas eu lieu. La chasse aux Frères Musulmans
ouverte par le président égyptien Morsi depuis son accession au pouvoir, l’attraction
exercée par Daech sur les mouvements radicaux arabes, les jeux obscurs (et à
haut risque) de clientélisme ou de manipulation de certains de ces mouvements
par des Etats sur des théâtres extérieurs, ont largement fait échouer toute
amorce de débat serein sur une place négociée de l’acteur religieux dans la vie
politique régionale. A terme, ce jeu déstabilisera l’ensemble des Etats qui s’y
seront prêtés. De la même manière, la longue liste des maux connus du monde
arabe depuis plusieurs décennies, reste quasi intacte : difficulté des processus
de succession ici, sortie de l’économie de rente ailleurs, place de l’armée
dans la conduite du pays et efficacité réelle de celle-ci face à la menace extérieure,
centralité de la question israélo-palestinienne aux yeux d’une opinion en proie
par ailleurs à des frustrations nombreuses…
Si l’extrême diversité des situations nationales
fait que l’on ne peut plus parler globalement de « régimes politiques
arabe », comme le faisaient en leur temps M. Flory, B. Korany, R. Mantran,
M. Camau et P. Agate,[6]
l’équation arabe certainement, le malaise arabe probablement, peut-être même
« le malheur arabe » hélas,[7]
demeurent. A l’heure d’un néo-ottomanisme turc, d’une réintégration de l’Iran dans
le jeu régional et international, et d’une crispation droitière encore
exacerbée en Israël, les ingrédients semblent rassemblés pour de nouveaux
épisodes orageux.
[1] Voir L. Bonnefoy, M. Catusse
(dirs.), Jeunesses arabes, La
Découverte, paris, 2013.A. Le renard, Femmes et espaces publics en Arabie Saoudite, Dalloz, Paris, 2011.
[2]
Parmi les dernières
livraisons sur ce sujet, voir H. Bozarslan, Révolution
et état de violence : Moyen-Orient 2011-2015, CNRS Editions, Paris, 2015.
[3]
Voir P-J. Luizard, Le piège Daech. l'Etat islamique ou le retour de l’histoire, La
Découverte, Paris, 2015. M. Benraad, Irak,
la revanche de l'histoire : De l'occupation étrangère à l'Etat islamique,
Vendémiaire, Paris, 2015.
[5] A Sousse en juin 2015, près de Tunis
en mars au musée du Bardo.
[7] S. Kassir, Considérations sur le malheur arabe, Actes Sud, Paris, 2004.
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