B. Rougier, S. Lacroix (dirs), L’Egypte
en révolutions, PUF, Paris, 2015
L’ouvrage dirigé par Bernard Rougier et Stéphane Lacroix, au
lendemain d’événements égyptiens toujours inaboutis, était attendu. Il
rassemble une large collection d’auteurs internationaux, français, européens,
nord-américains, arabes, confirmés ou plus jeunes dans la carrière, pour une
analyse fine des processus politiques en cours aujourd’hui dans ce pays
charnière des équilibres stratégiques proche-orientaux et méditerranéens. Dans
une introduction qui synthétise et clarifie remarquablement le fil des
événements jusqu’à la fin 2014, les deux directeurs de l’ouvrage distinguent
cinq dynamiques à l’œuvre, qui se combinent : révolutionnaire, libérale,
islamiste, syndicale et militaire. Tour à tour sont passés au crible l’échec
politique des frères musulmans,
la sociologie politique des évolutions institutionnelles, les acteurs sociaux
(salafistes, terroristes, ouvriers, coptes, citoyens urbains…) qui furent au
cœur des événements, tandis qu’une série de portraits clôture utilement
l’ouvrage, donnant corps à ce tableau saisissant.
Pour démonter un par un les ressorts du puzzle égyptien, les
auteurs ont recours à de nombreux concepts centraux de la science
politique : populisme, charisme, conservatisme, radicalisation,
contestation… des terrains les plus balisés (mais difficiles d’accès, comme les
urnes au lendemain des dépouillements) jusqu’aux plus fermés (la production du
terrorisme au Sinaï). L’addition des notions mobilisées ici finit par nous
convaincre qu’aucune explication simpliste, aucun schéma binaire ni manichéen,
ne saurait donner une image juste de ces enchevêtrements vertigineux. Incapables
de passer à la légalité sans ménager correctement les acteurs lourds d’un
système ciselé par plusieurs décennies d’autoritarisme et de prébendes sous
Moubarak, les Frères n’ont su imposer leur « populisme social » (Amr
Adly), et se sont vus rejetés par les urnes. A cet égard, l’enquête menée
par Bernard Rougier et Hala Bayoumi révèle plusieurs points contre-intuitifs.
Outre le retour de la ville (autrefois abstentionniste) dans le jeu électoral,
et la chute libre du vote islamiste d’une élection à l’autre sur la séquence 2011-2013,
on apprend que les quatre plus grandes villes d’Egypte ont été particulièrement
réticentes au vote islamiste. C’est la radicalisation de la Haute Egypte qui a
permis l’élection de Morsi en juin 2012, tandis que la vallée du Nil aurait
porté au second tour Ahmed Chafiq et Hamdin Sabbahi. D’autres contributions
attirent également l’attention. Gaëtan du Roy relit avec finesse la question
copte, en distinguant au sein de cette communauté un courant porté sur l’égyptianité,
et un autre plus charismatique et prosélyte, inscrivant les coptes dans la
chrétienté internationale avec des méthodes qui peuvent rappeler celles des
évangélistes américains. Sur le Sinaï, Ismaïl Alexandrani démonte les rouages
de l’entreprise terroriste, qui table sur des décennies de marginalisation / exclusion
politique des habitants de la zone, depuis le retrait israélien. Enfin, les
portraits des acteurs principaux de la tragédie égyptiennes sont restitués avec
talent, notamment à la fin de l’ouvrage par Tewfiq Aclimandos pour Abd
al-Fattah al-Sissi, et plus haut dans l’ouvrage par Stéphane Lacroix Ahmed Zaghloul
Chalata pour le charismatique salafiste Hazim Salah Abou Isma’il, évincé de la
course au pouvoir.
Ce travail, surtout, vient nous convaincre un peu plus
encore que la relance des études moyen-orientales en France est une nécessité.
Bernard Rougier et Stéphane Lacroix n’ont pas choisi, pour ce faire, la
solution facile d’un ensemble de slogans attractifs. Ils ont fait le pari,
autrement plus risqué mais autrement plus payant, de nous exposer la complexité
de la tâche à accomplir pour atteindre une compréhension acceptable de la
situation égyptienne. Leur talent est d’avoir rendu cette complexité abordable.
Leur mérite est de nous avoir convaincu de l’exigence politique qu’il y avait à
poursuivre dans cette voie. Un mot enfin, à l’occasion de cette parution, pour
saluer l’indispensable travail de fond effectué par nos instituts de recherche
à l’étranger, en l’occurrence le CEDEJ du Caire, dont le quotidien, dans ces
situations politiques difficiles, est loin d’être aisé.
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