Editorial de la Lettre de l'IRSEM n°2-2015
Dans Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis,
son célèbre ouvrage de référence publié en 1971, le politiste américain Graham
T. Allison se lançait dans une audacieuse tentative d'explication de la crise
des missiles de Cuba, qui en 1962 avait placé le monde au bord du gouffre
nucléaire. Réédité et augmenté en 1999, avec son collègue Phillip Zelikow, à la
lumière d'archives et de documents nouveaux, l'ouvrage gardait toute sa pertinence.
La centralité durable d'Allison dans l'analyse de la politique étrangère et
dans les bibliographies de science politique tient à la fois à l'importance de
son objet d'étude (une crise internationale d'une gravité exceptionnelle) et à
l'originalité de son approche. La question était double, la démonstration était
triple, la leçon méthodologique, unique.
La double question était : a) pourquoi les Soviétiques
ont-ils couru le risque insensé d'un acte inacceptable pour les Etats-Unis (en
installant des missiles nucléaires à quelques encablures des côtes américaines)
sans toujours prendre, du surcroît, toutes les précautions pour le dissimuler?
b) Pourquoi les Etats-Unis ont-ils opté, en guise de riposte, pour un blocus
naval dont les risques étaient multiples, et l'application, parfois hasardeuse?
La réponse se conjuguait sur trois modes, ou suivant trois modèles
d'explication. 1- le modèle rationnel, qui voudrait que toute décision soit
mûrement pesée, et retenue in fine parce qu'optimale. 2- un modèle dit
'organisationnel', qui fait dépendre davantage la décision des procédures
opérationnelles en vigueur dans un système administratif donné, pour répondre
aux défis en suivant les chaînes de commandement prévues in abstracto à
cet effet. 3- un modèle dit 'gouvernemental', qui introduit dans l'explication
l'existence de rivalités entre différents acteurs de la décision, aux
perceptions ou aux intérêts opposés. Enfin, la leçon méthodologique du travail
d'Allison est on ne peut plus claire: en posant des questions différentes, on
obtient des réponses différentes. En fonction de l'éclairage choisi, c'est une
autre dimension explicative de la crise des missiles qui apparaît, et que les
autres angles d'approches ne permettaient pas de percevoir.
On peut regretter que ce type d'approche n'ait pas été
conduit plus fréquemment pour expliquer les crises internationales, même s'il
est vrai que des telles enquêtes empiriques, pour être véritablement
scientifiques et porteuses, exigent des ressources importantes que l'on ne peut
réunir à répétition. A la relecture du Essence of Decision d'Allison, on
est frappé par plusieurs similitudes
avec l'actuelle crise ukrainienne, comme en miroir avec la crise de Cuba
puisque en 2014-2015, le théâtre du bras de fer - fort heureusement moins
dramatisé par le paramètre nucléaire qu'en 1962 - a lieu dans le voisinage
stratégique russe et non plus americain. Sur le pourquoi du déclenchement d'une
crise par la Russie (cette fois l'annexion de la Crimée suivie d'une
déstabilisation de l'est de l'Ukraine avec l'envoi non assumé mais mal
dissimulé de troupes et de matériel), quelques-unes des interrogations posées
par le modèle rationnel restent valables. Doit-on privilégier l'explication locale
(jadis la défense de Cuba, aujourd'hui le contrôle de l'Ukraine), nationale (à
l’époque comme aujourd’hui, un affaiblissement de l’économie russe qui pousse à
une diversion par l’intransigeance extérieure), ou plutôt l'approche par la
compétition globale (jadis le lien avec l'enjeu berlinois, aujourd'hui la
réaction à l'extension de l'influence otanienne ou européenne dans l'ancien
étranger proche de l'URSS) ? L'action russe est-elle encore le résultat de la
perception d'une faiblesse occidentale, ouvrant la voie à une initiative
hardie? Cette perception était encouragée en 1962 par le profil bas de
l'administration Kennedy après l'échec du débarquement de la baie des Cochons
(1961) ; elle a pu naître en 2014 du recul de l'administration Obama sur la
fameuse 'ligne rouge' syrienne.
Mais surtout, Allison nous a appris que certaines des
bizarreries observées dans le déroulement des opérations pouvaient être
imputables à des mécanismes décisionnels peu adaptés à la réalisation du plan
prévu (les acteurs russes chargés des différentes faces de l'opération
ukrainienne sont-ils en mesure d'assurer la discrétion requise, ou de contrôler
les groupes séparatistes sur lesquels la stratégie initiale s'appuie ?). Ou
encore à des rivalités politiques internes (tous les acteurs associés à la décision
de politique étrangère russe sont-ils en accord avec la stratégie mise en œuvre
?). Du côté occidental, les dilemmes de 1962 se retrouvent en partie plus d'un
demi-siècle plus tard (encore une fois, avec moins d'intensité): doit-on
traiter l'initiative russe, avec la gravité qu'elle comporte, comme un geste
impulsif et politiquement isolable, ou comme la mise en œuvre d'un plan
prémédité qui aura nécessairement d'autres séquences ? Doit-on tenir compte de
la gravité de cet acte au risque de l'engrenage, ou mettre en place un dialogue
visant au damage control, avec le risque d'une nouvelle perte de
crédibilité aux yeux des alliés ? Quelles sont les options envisageables, et
les plus pertinentes d'entre elles sont-elles réalisables compte tenu des
possibles dysfonctionnements organisationnels ou politiques (comme la mise en
place de sanctions véritablement contraignantes)?
Depuis 1962, de nombreux paramètres ont changé la donne de
la prise de décision. A commencer par les moyens technologiques de suivi des
actions de l'autre, et de la médiatisation des événements, laquelle à l'heure
du web 2.0, donne une autre résonance à la diplomatie publique et au storytelling,
changeant par-là même la marge de manœuvre temporelle de la décision
stratégique. Plus que jamais, l'explication rationnelle de la politique
étrangère est relativisée par les dysfonctionnements organisationnels
possibles, par les intentionnalités concurrentes des acteurs, par les
'frictions' de la mise en œuvre, aurait dit Clausewitz. Par toutes ces
dimensions, en tout cas, qui font que l'approche par le rational choice, ou
par la seule figure d'un Vladimir Poutine réifié en joueur d'échecs
aguerri, ne suffisent pas. Tout comme pour l'analyse de la crise de Cuba,
l'enquête est plus difficile du côté russe que du côté occidental, et la
différence de nature entre les deux processus décisionnels est forte (plus
collective du côté occidental, davantage caractérisée en Russie par la
puissance d'un homme, mais aussi par la solitude de celui-ci au milieu de clans
complexes).
On l'aura compris, la leçon d'Allison plaide à la fois pour
une sociologie fine de la décision et pour une multiplication des
questionnements, plutôt que pour une réduction de ces derniers au seul
décryptage spéculatif de choix supposés cyniques et rationnels. Tout comme la
crise des fusées, la crise ukrainienne et la réponse qui y est apportée en
Occident peuvent être le fruit combiné de calculs - et d'erreurs de calcul - cyniques,
de dysfonctionnements ou d'effets non souhaités, de micro-dérapages dus à des
procédures opérationnelles inadaptées, de mauvais compromis résultant de
désaccords entre acteurs, de malentendus mutuels aggravés à la fois par la
perte de confiance et la nécessité de ne pas perdre la face. C'est là l'autre
leçon importante à tirer d'Essence of Décision: la rationalité seule ne
prévaut jamais dans le déclenchement d'une crise, mais il est vital en revanche
qu'elle prévale dans son règlement.
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